Rapidement, je me rendis compte qu’elles étaient agencées par groupes. Dans un coin, je remarquai un cliché des Rangers du Parc Wuruhi. Sara était au milieu d'eux, rayonnante et heureuse dans sa tenue de travail, chapeau vissé sur la tête. J’en eus un pincement au cœur. Son sourire éclatant ne serait plus jamais parmi nous. Très vite, je détournai les yeux pour passer à la suivante. D’autres Rangers, mais dans un uniforme différent. Sur celle-ci, Ishmail n’avait pas encore sa cicatrice. Il était alors à l’apogée de sa beauté, un délicieux Apollon avec un visage et des épaules parfaites. Son changement de parc avait-il un rapport avec le fait qu’il ait été en partie défiguré ?
Un portrait suivait : une jolie femme brune aux yeux bleu azur souriait de toutes ses dents. Elle aurait été excellente dans une publicité pour dentifrice. Ses cheveux d’ébène volaient au vent en de larges ondulations. Bien différents de mon sac de nœuds. Le pétillement dans ses prunelles avait sûrement tout à voir avec le photographe qui l’avait immortalisée, c’était tellement évident. Une bien jolie fille pour un mec tout aussi charmant qu’Ishmail. Était-ce la fameuse Chani ? Pourquoi n’habitait-elle pas avec lui ? À bien y regarder, je la trouvai également dans la photo de groupe des anciens collègues de mon congénère. Pourquoi Ishmail était-il coincé ici, loin de sa chérie ? Quelque chose ne tournait pas rond.
En suivant la file de souvenirs, je remontai le temps. Je passai sans les voir les clichés de l’université et je me retrouvai aux îles Selenes, en compagnie de visages connus, mais plus juvéniles. Tobias était là, montrant un énorme poisson. L’anecdote avait dû faire le tour de tout le Cercle tant le jeune homme avait été fier de sa prise. J’avais entendu l’histoire par la bouche d’Isée qui en pinçait beaucoup pour lui. En parlant de cette dernière, ma meilleure amie de l’époque était présente avec Ishmail et moi à côté du vieux pick-up indestructible que nous venions tout juste de terminer de réparer. La mère d’Ishmail avait insisté pour immortaliser le moment, à la fin de ce fameux été, avant de nous inviter à déguster sa célèbre tarte aux pommes. J’avais toujours eu beaucoup d’affection pour les parents d’Ishmail. Ils formaient un couple harmonieux et solidaire. Ils se parlaient et se respectaient, d’égal à égale, loin de mon propre modèle familial. Ils aimaient leur fils de toute leur âme. Ils vivaient chichement, mais possédaient l’essentiel : des liens qui les unissaient, au-delà de ceux du Cercle. Je passai rapidement sur les diverses photos de groupe de notre génération, il y avait même ce débile d’Aaron ! Ma gorge émit un grondement rien qu’à voir sa sale tête ! Mais ce qui me prit par surprise fut la dernière du lot.
Noah et moi. Ensemble. L’une et l’autre. Portant les tenues pour fêter le Solstice d’été. Si nous avions toutes deux une couronne de fleurs dans les cheveux, on nous différenciait par notre coiffure, comme d’habitude. Celle de ma sœur était savamment tressée, tandis que mes boucles avaient décidé de tomber en un gros fouillis emmêlé pour ne pas changer. Nous regardions au loin, le bras de Noah passé autour de mon cou, ma main sur son poignet, un sourire chacune sur notre visage, profitant du soleil, des festivités et de l’ambiance détendue qui régnait ce jour-là. Ça avait été notre avant-dernier Solstice d’été à toutes deux. Et si je me rappelais bien, Ishmail n’était pas là, parti ailleurs pour ses études.
Je ne me posais pas trop de questions quant à mon droit à l’image. Les Solstices étaient de grandes fêtes qui attiraient nombre de touristes curieux du folklore des îles Selenes. Quand on portait la tenue traditionnelle, une robe blanche brodée tombant en multiples drapés pour les jeunes femmes, on savait pertinemment qu’on allait devenir un souvenir dans l’album de vacances de parfaits inconnus. Mais Ishmail n’en était pas un. Qui avait pris la peine de lui envoyer ce cliché ? À sa demande ?
Je secouai la tête, chassant ces interrogations inopportunes. Ishmail, fut un temps, sortait avec Noah. Ça n’avait guère duré, mais il devait probablement garder une certaine affection pour elle, et sur cette photo, son sourire était resplendissant, magnifique.
« Ishmail a toujours craqué pour moi, tu devrais le savoir ! Tu devais être trop tête de cochon pour l’intéresser », me souffla ma sœur.
Il fallait que je ne sorte de là avant qu’elle ne se mette à tout commenter ou me rappeler pourquoi j’aurais mieux fait de mourir à sa place.
Je refermai la porte du bureau derrière moi, et entrepris de ranger mes quelques affaires dans ma nouvelle chambre avant de descendre dans le salon.
« Comment peut-on entendre quoi que ce soit avec ce bruit, vraiment ? Tu devrais dire à Ishmail d’huiler un peu ce bois. »
— Chut ! C’est ton caquètement qui m’empêche d’entendre ! grinçai-je, alors que je posai enfin mon pied sur le plancher.
— Tout va bien, Lockwood ?
Je sursautai alors qu’Ishmail apparut sur le seuil, son portable encore dans la main, un sourcil haussé, explicitement interloqué.
Je me raclai la gorge, clairement gênée, ma sœur se terrant immédiatement dans un coin de mon esprit.
— Oui, parfaitement, répondis-je rapidement. Des ennuis ? demandai-je en ayant un mouvement de menton envers son téléphone, histoire de détourner très vite son attention.
À priori, cela fonctionna, car il m’invita d’un geste de la tête à me rendre dans la pièce à vivre et à m’asseoir sur les tabourets de la cuisine américaine. Il soupira lourdement, passant de l’autre bord, les mains appuyées sur le plan de travail. Il m’observa un long moment en silence, comme déterminant la façon de m’annoncer probablement les mauvaises nouvelles.
— Tu peux y aller Nasrim, je ne vais pas te sauter à la gorge, plaisantai-je. Je ne suis peut-être pas dans un bon état, mais je n’en suis pas encore à ce stade, marmonnai-je.
Il pencha la tête de côté, sérieux et me regardant dans les yeux. Ses iris, teintés de rouge, flamboyaient presque devant sa détermination.
— Je sais, finit-il par lâcher. Et je voulais aussi que tu saches qu’en étant chez moi, personne ne touchera à un seul de tes cheveux, peu importe son statut.
Whoa. Mes yeux papillonnèrent devant sa déclaration pleine d’aplomb. N’importe qui ? Vraiment ? Mais si Duchesne et la Matriarche ne l’entendaient pas de cette oreille ? Irait-il jusqu’à défier l’Autorité de cette dernière ?
— C’est une grosse responsabilité que tu prends, murmurai-je, baissant la tête vers mes mains qui étaient posées sur le bar, me concentrant pour ne pas mordiller la pulpe de mon pouce nerveusement.
Je ne sais pas si je voulais réellement être ce poids sur son honneur. Et s’il prenait la peine de me le dire, c’est que les nouvelles étaient vraiment mauvaises.
Ishmail se bougea, décidant d’occuper ses doigts en préparant un café. Monsieur devait être un grand amateur pour préférer l'acheter en grain et non moulu. Sa voix rauque s’éleva, profonde, dominant le bruit de la machine.
— Je te connais, je saurai reconnaître le stade où tu dépasseras les bornes. Et je compte bien l’empêcher.
Il avait bien de la chance, parce que je n’étais pas sûre de le savoir moi-même, cet instant où je deviendrai une cause perdue. Il me tournait le dos, nous évitant un moment de gêne pour tous les deux. Et puis, afin de détendre l’atmosphère, il poursuivit, caustique :
— Je n’aimerais pas que la recette de tes muffins tombe dans l'oubli.
Ah ah.