La pièce principale du Ruby’s Trail était une vaste salle spacieuse et bien éclairée. Les grandes fenêtres laissaient passer une lumière abondante sur les tables rondes où les clients aimaient à prendre leur repas. La porte d’entrée était centrée, ce qui permettait aux curieux d’embrasser d’un regard tout l’ensemble : la hauteur de plafond généreuse avec ses suspensions rétro, le mobilier en bois sculpté rappelant les trappeurs, son poêle chaleureux et plus au fond, le Comptoir qui regorgeait de pâtisseries et embaumait le café. Les roses parsemaient le lieu, çà et là, un de mes caprices que Juan s’était empressé d’accepter. C’était de ce côté-ci que je débarquai et ne pus que hausser un sourcil devant la situation qui se présentait à moi.
Gypsie était en train d’éponger par terre, à priori une carafe, coupable du fameux bruit, qui n’avait pas survécu à la panique qui s’était emparée d’elle tandis qu’un abruti l’invectivait en voulant récupérer de suite sa boisson – le liquide au sol pourtant – alors que la file d’attente grossissait petit à petit. La pauvre. Comme tous les protégés de Juan, elle souffrait d’un grand manque de confiance en elle, et cela la rendait sujette à un stress maladroit. Je pris une profonde inspiration afin d’endosser mon plus beau rôle d’hôtesse, revêtant le masque civilisé et lisse que j’avais piqué à ma sœur. Cela me donnait l’impression d’être une coquille vide, mais ça faisait des années que j’étais comme anesthésiée.
— J’arrive, Gypsie !
D’un geste, je l’aidais à se lever, lui faisant un sourire confiant.
— Laisse ça pour plus tard, les clients d’abord, fis-je d’un ton joyeux et plus que surjoué, alors que ma seule envie serait de me jeter sur l’imbécile qui l’avait mise dans cet état. La jeune femme, à peine sortie de l’adolescence, avait besoin qu’on prenne soin d’elle.
Elle était au bord des larmes et je lui donnai une petite serviette, chipée au distributeur près de la caisse enregistreuse. Je posai ma main sur son épaule et la serrai dans un geste de réconfort, avant de la dépasser pour prendre la place principale.
— Que puis-je pour vous, monsieur ?
J'attrapai une autre carafe de sous le comptoir, remplaçant celle qui avait terminé sa vie en mille morceaux, remis du café mouliné dans le filtre et lançai la cafetière d’un tour de main.
— Mon café ! Je veux mon café ! J’ai payé pour mon café ! hurlait le client mécontent, un homme d’une quarantaine d’années qui semblait tendu comme un arc.
L’agressivité suintait de sa voix rocailleuse, et je réprimai à grand-peine un frisson. Le genre de crétin à exiger tout, et tout de suite. Il me hérissait le poil. Pas étonnant que la timide Gypsie ait perdu tous ses moyens.
— Je m’excuse, cher monsieur, en prenant un ton bien contrit et complètement hypocrite. Votre café est en route et pour nous pardonner de ce délai, je vous enjoins à déguster ce brownie à une de nos tables, cadeau de la maison. Nous vous apporterons votre boisson dès que cette dernière sera prête.
Le secret, c’était de ne pas lui laisser le temps de répondre. Tout en parlant, je pris avec les pinces une part de gâteau au chocolat bien moelleux, le déposai dans une petite assiette et lui mit dans les mains sans qu’il pût protester. Le voici tout benêt à regarder son brownie, ne sachant pas comment réagir tandis que je l’invitai d’un geste à prendre place sur une des tables ensoleillées. En gardant mon sourire vissé sur le visage, brandi comme un bouclier. J’espérai très fort que les gourmandises de Juan lui adouciraient le cœur à celui-là. Parce que j’étais sûre que mes poings pourraient lui donner envie de respecter les autres.
Puis, me tournant vers le prochain client, je le laissai s’installer comme un grand, signifiant que l’incident était terminé. Hop hop hop ! Vire de là, abruti, loin de ma protégée et de mes nerfs ! J’expédiai de manière enjouée la file d’attente, navigant entre les morceaux de verre et je mis Gypsie au travail, lui demandant de préparer les commandes pendant que j’encaissais. Cela lui laissait le temps de se reprendre. Pour conclure, j’apportai moi-même le fameux café au client capricieux, qui semblait finalement avoir mis de l’eau dans son vin, car j’eus la surprise d’entendre un merci. Somme toute, le sourire et les pâtisseries avaient encore gagné et mes poings continueraient à bouder de ne pas avoir servi.
Quand les choses furent calmées, je pris la pelle et la brosse, nettoyant le désastre caféiné.
— Je suis désolée, Micaiah, je… J’ai pas assuré, renifla ma jeune collègue tandis qu’elle se baissa pour m’aider à ramasser les derniers morceaux de verre.
— C’est rien Gyps’, tu commences tout juste et tu reviens de loin. Ça viendra, aie confiance.
— C’est juste… son ton… ça m’a… Je deviens maladroite quand je panique…
Je posai ma main sur son bras, d’un geste calme, rassurant et protecteur.
— Ne t’en fais pas. Comme je l’ai dit, ça prend du temps, ces choses-là. Et puis, tous les clients ne sont pas comme ça, heureusement !
Je lui offris mon plus grand sourire. Les battements de son cœur s’apaisèrent, ses muscles se détendirent et ses lèvres s’étirèrent timidement, illuminant ses yeux noirs. Avec sa coupe pixie, cela lui donnait un petit air mutin de lutin. Sa peur s’en était allée si j’en jugeais par son langage corporel. C’était beaucoup mieux. Elle était en raccord avec son gel douche qui sentait la fraise Tagada, une vraie miniature de sucrerie ambulante.
Je terminai de nettoyer et jetai les morceaux à la poubelle. Le téléphone se mit à retentir.
— Occupe-toi du Comptoir, je prends l’appel. Et je ne suis pas loin !
Je décrochai le combiné tout en observant la jeune femme retrouver sa place, plus assurée, et opérationnelle pour le service. L’imbécile était parti du même coup, finissant de détendre l’atmosphère. La salle respirait à nouveau le bien-être. Avec un soupir, j’arrangeai le pétale d’une rose non loin de là en me concentrant sur le coup de fil.
— Bienvenue au Ruby’s Trail, je vous écoute !
Je détestais les voix au téléphone. L’engin avait tendance à les rendre plus nasillardes qu’elles n’étaient. Comme cela parasitait mes capacités à les reconnaître du premier coup, je portais une attention toute particulière à les enregistrer dans mon cerveau, essayant de faire des associations avec les voix naturelles quand je les entendais par la suite.
— Ah, Micaiah ! Toujours au poste !
Une tonalité grave et rauque, suant la confiance, avec ce petit éraillement de quelqu’un qui avait trop fumé dans sa vie. Quand il s’agissait du téléphone, les humains étaient clairement plus doués que nous, mais celle-ci était bien consignée dans mon répertoire auditif.
— Monsieur Bill ! Je me disais que cela faisait longtemps que l’on ne vous avait pas vu ! Peut-être un bon mois, non ?
— Oui, je suis enfin arrivé à me dégager une semaine de congé. Serait-il possible de réserver une chambre pour vendredi et jusqu’au lundi matin suivant ?
— Bien sûr. Toujours la même ?
Je pris un crayon et gribouillai la réservation sur le registre posé à côté du téléphone. Dans la colonne dédiée, je retrouvai son véritable nom, noté un mois plus tôt, puis trois encore auparavant, imprononçable s’il en était, et le recopiai scrupuleusement, en faisant bien attention à ne pas commettre d’erreurs. « Drunweihzegelsmann », de quelle origine cela pouvait-il bien être ? Allemande ? Il avait des consonances germaniques, semblait-il. En tout cas, c’était tout sauf un patronyme d’Ebed qui avait toujours un rapport avec la Nature. C’est pourquoi tout le monde au Ruby’s Trail (Juan et moi en fait) avait pris l’habitude de l'appeler Monsieur Bill avec son accord. « Bill », car ses amis le surnommaient ainsi de par son prénom « William ». « Monsieur », puisque nous étions des vendeurs polis. Mais bon, pour le registre, nous faisions l’effort de noter son véritable nom.
— Si possible, mon petit, ce serait très gentil.
— On vous attend donc demain ?
— Le temps d’expédier quelques affaires et de me mettre en route. Merci, Micaiah, au revoir.
— Au revoir, Monsieur Bill, à très bientôt.
Je raccrochai. Monsieur Bill était un habitué. Il résidait à Missoula et venait se mettre au vert régulièrement par ici. Je ne savais pas quel métier il exerçait exactement, mais il gagnait suffisamment bien sa vie pour se payer assez souvent quelques semaines de vacances et plusieurs week-ends prolongés tout au long de l’année. Il avait une apparence débonnaire et ressemblait beaucoup à l’image qu’on se faisait du Père Noël, les vêtements rouges en moins. Mais ce que j’appréciais beaucoup plus, c’est que c’était un client respectueux, gentil, aimable et généreux en pourboires. Je céderai peut-être ma place à Gypsie pour le servir. Cela lui permettrait de reprendre confiance en elle et de se faire plaisir avec les sous gagnés en plus.
Je soupirai, laissant mon regard dériver sur mon petit univers. Tout était en place, dans l'ordre des choses, et tout était sous contrôle. La porte de la cuisine s’ouvrit, un fumet sucré s’échappant et Juan en sortit, les bras chargés de pains et autres mignardises, les disposant derrière la vitrine avec bonne humeur.
— Michokoh, tes muffins t’attendent ! Merci, ma belle, d’avoir géré.
— Pas de souci Juan. C’est quand tu veux !
Je lui souris, et cette fois-ci, je le ressentais sincèrement, sans faux-semblant. En paix avec moi-même, je retournai à mon fourneau et terminai mes gâteaux avant de prendre mon véritable service.