PDV Matthew
Mes chaussures cirées frappent les dalles de l'église dans un écho sonore. Je marche les mains dans les poches, mon regard se baladant sur les quelques humains venus prier sur les bancs. Six messages sans réponses, hier soir. Il abuse. Je sais qu'il ne me porte pas dans son cœur, mais quand même. J'ai l'impression d'être inexistant.
Je me dirige vers le presbytère et fouille chaque pièce pour trouver William, mais les lieux sont déserts. Bien, profitons-en pour examiner la cuisine. A l'image du bureau, elle sent le produit de nettoyage et tout est impeccable. Aucune trace de petit déjeuner ni même de vaisselle à sécher. J'ouvre le frigo. A part une demie brique de lait, il n'y a pas de nourriture.
Je claque ma langue contre mon palais en refermant la porte. Mon petit prêtre est-il un oisillon tombé du nid pour être incapable de se nourrir seul ? Cette image me fait sourire. Bien. Ne changeons pas ses habitudes.
Une fois quelques appels passés, je m'en vais le chercher dans l'église. Une jeune femme sortir du confessionnal. Il est donc dedans. Mes lèvres s'étirent sous la malice. Oserais-je ? Ma présence dans cet endroit serait une véritable offense à Dieu. Raison de plus pour s'amuser un peu.
Je replace les pans de mon caban sur mon torse et marche vers le confessionnal avec une moue espiègle. Puisque monsieur le curé veut m'ignorer, je n'ai pas d'autre choix pour prendre de ses nouvelles. J'écarte le rideau rouge et entre pour m'assoir sur le banc. Une forte odeur de bois vieilli attaque mes narines.
― Bonjour, comment puis-je t'aider, aujourd'hui ?
Je me tourne vers la petite façade trouée qui me sépare de William et l'imagine dans sa jolie soutane blanche, prêt à m'écouter après avoir fait un signe de croix. J'ouvre la bouche pour signaler ma présence dans un trait d'humour, mais la referme presque aussitôt. Le confessionnal est le seul lieu où je pourrais échanger avec lui en toute tranquillité, sans aucune appréhension de sa part. Peut-être serait-ce l'occasion d'en apprendre plus sur lui... et, si je me débrouille bien, de connaître son avis sincère à mon sujet ?
Je m'éclaircis la voix et reste sur le ton des murmures.
― Bonjour, mon père. En fait, je me suis mal comporté, récemment, avec la personne que... que j'apprécie.
― Je t'écoute.
― Eh bien...
Avec subtilité, Mat'...
― J'ai rencontré quelqu'un de très différent de moi. Quelqu'un que je suis censé détester, qu'on attend de moi que je déteste. Pour cette raison, j'ai été moi-même détestable alors que cette personne n'avait rien fait de mal. Et en apprenant à la connaître...
― Tu t'es rendu compte que tu n'arrivais pas à la détester ?
― Mmh, ouais, fais-je en me frottant la nuque. Sauf que vraiment, elle et moi... c'est comme l'eau et le feu, voyez.
― T'es-tu excusé auprès d'elle ?
Je me pince les lèvres dans un « non » penaud. Rassure-toi, je compte bien c'est bien dans mes intentions.
― Mon père, croyez-vous que deux personnes aussi différentes peuvent... se fréquenter ?
― Parles-tu d'amitié ou d'amour ?
― Ahem, les deux ?
Les deux ?! Mais qu'est-ce qu'il t'arrive, mon vieux ! William prend quelques secondes avant de me répondre.
― Les amis se rassemblent grâce à leurs points communs. Les amants ignorent leurs différences pour se rapprocher sur d'autres critères, souvent inconscients. L'alchimie qui se produit lorsqu'on aime quelqu'un, quel que soit le genre d'amour, n'est pas une équation que l'on peut rédiger et maîtriser à notre guise. Ne culpabilise pas d'apprécier cette personne. En revanche, traite-la avec bienveillance et respect. Tes actes sont la seule chose sur laquelle tu auras le contrôle.
Je fixe la paroi, surpris par la justesse et la sagesse de ses paroles. Je sais que de nombreux curés deviennent un peu psychologues à force d'écouter les gens se confesser à longueur de journées et qu'ils apprennent vite de l'humain en observant leurs comportements. Mais ce qui m'intéresse est de savoir si lui-même serait capable de faire abstraction de ces différences avec moi...
― Moi, je suis prêt à ignorer nos différences...
Vraiment ?
― ... mais comment savoir si cette personne le fera ?
― Tu ne peux pas. Reste simplement à l'écoute de ses ressentis. Sois bon avec elle et, si tes sentiments sont réciproques, elle finira par s'ouvrir à toi.
Je hausse les sourcils dans une moue perplexe. Lui, s'ouvrir à moi... je ferais mieux de jouer au loto.
― Ne perd pas espoirs, ajoute-t-il d'une voix réconfortante. L'Histoire nous a souvent prouvé que même des ennemis peuvent devenir frères d'armes, ou amants.
J'acquiesce dans un petit sourire. C'est vrai, j'en ai moi-même connu sur le champ de bataille.
― Merci, mon père.
C'est au moment de conclure que je réalise que j'ai oublié le but premier de ma venue. J'étais censé prendre de ses nouvelles avant de lui avouer mon identité, comment faire après une telle conversation ? Malheur. Il va me jeter, maintenant, c'est certain... Bravo Mat ! Je me prends le front dans la paume.
― Veux-tu réciter une prière ?
Pour énerver Dieu un peu plus ? Tentant. Mais le seul dont je crains les foudres, c'est toi, mon joli curé.
― En fait, ahem... pourrais-je vous voir à l'extérieur, mon père ? dis-je sur un ton mielleux.
D'abord étonné, il s'exécute volontiers. J'attrape le rideau. Allez, on souffle un coup et...
― Vous ? s'écrie-t-il en me voyant, les yeux écarquillés. C'était vous ?
― William, avant toute chose...
― Père William !
― Pardon, oui, père William, dis-je en joignant les mains en excuses. Pour ma défense...
― Jusqu'où irez-vous pour vous moquer de moi, monsieur Nightingall ? tempête-t-il. Pourquoi êtes-vous à ce point obsédé par le fait de jouer avec moi ?
― Mais non, pas du tout. Enfin, oui, il y a quelques jours, je... mais là, ce n'est plus...
― Monsieur Nightingall !
Sa voix résonne dans l'église silencieuse. Ouf, je l'ai vraiment énervé... Heureusement qu'il n'y a qu'une paroissienne, tout au fond de la nef. Je baisse les yeux, l'oreille basse.
― Père William, laissez-moi vous expliquer, s'il vous plaît. S'il vous plaît...
Son regard se plisse sur moi.
― Vous avez dix secondes.
Je déglutis.
― Père Thomas m'a demandé de prendre de vos nouvelles, mais vous ne répondiez pas à mes textos.
― Donc vous avez trouvé ça plus ingénieux de faire de fausses confessions sans me demander comment j'allais, réplique-t-il en croisant les bras. Vous me prenez vraiment pour le dernier des imbéciles.
― Mais non ! Je... argh. Bon, OK, j'ai voulu connaître votre avis sur une question importante pour moi. Mais c'est parce que vous m'évitez toujours en vrai, me défendé-je.
― Encore mieux. Maintenant, c'est de ma faute.
― Mais noon ! C'est pas...
Je pousse un long soupir dépité en me cachant le visage. Alors que je m'attends à le voir partir sur ce silence, il reste curieusement immobile devant moi, avec la même expression glaciale. J'ai l'impression qu'il décrypte mon âme. Ou qu'il m'imagine pendu à un arbre, au choix.
― Ne me dites pas que cette personne avec laquelle vous avez été odieux et de laquelle vous voulez vous rapprocher, c'est moi. Ne me dites surtout pas ça.
Est-ce que je dois rire ou pleurer ? Mes yeux roulent au plafond. Pourquoi m'obstiner avec lui, pourquoi... Je m'insupporte moi-même.
― OK, je ne vous le dis pas.
Il se frotte les yeux à deux doigts.
― Monsieur Nightingall, vous êtes l'énigme la plus exaspérante que j'ai eu la malchance de rencontrer.
Un rictus affligé étire le coin de ma lèvre.
― Donc ça marche pour les autres, mais pas pour vous et moi, hein ?
― Les hommes instables et sournois ne sont pas ma tasse de thé, renchérit-il sur un ton sec.
Bénie soit son éternelle politesse. Quelqu'un d'autre m'aurait simplement traité de connard pervers.
― Et si je suis bon avec vous pour me rattraper ? Si je continue à agir comme cette nuit ?
― Vous voulez juste me mettre dans votre lit, siffle-t-il entre ses dents, le regard aussi affuté qu'une lame.
Je referme la bouche avant de m'enfoncer. Pas de mensonges avec lui.
― OK, c'est vrai, vous m'attirez. Beaucoup. Et je ne vais pas le nier, cette idée me plait énormément.
Si ses yeux pouvaient lancer des couteaux, je serais mort à cet instant.
― Mais ce n'est pas ce que je vous demande, ce n'est pas ce que je désire.
― Vous avez décidément beaucoup d'espoirs me concernant, dit-il avec un air las.
― Depuis hier, j'ai juste envie de veiller sur vous.
― Et dans deux jours, qu'est-ce que ce sera ? Une nouvelle humeur ?
― Père William, soufflé-je, désespéré, je comprends votre animosité envers moi. Je la comprends très bien. Mais laissez-moi une chance de vous prouver que je ne suis pas l'immonde connard que vous pensez. En arrivant ici, j'avais des préjugés envers vous, moi aussi, et j'ai changé d'avis.
― En quelques jours ?
― « Ce n'est pas une équation que l'on peut maîtriser » ... tenté-je dans un sourire contrit.
― Vous n'avez pas de coup de cœur pour moi, cessez de divaguer, fait-il en levant les yeux au ciel.
― OK, disons juste... que je tiens à vous ?
Il me fixe comme si j'étais le plus gros menteur de l'univers, puis regarde ailleurs dans un profond soupir.
― Vous m'épuisez, monsieur Nightingall.
― Vous me croyez donc si mauvais que ça ? Je veux dire... vous me pensez irrattrapable ?
Je plonge un regard chagrin dans le sien, puis baisse les yeux en silence. Keira me répète sans cesse que je m'attache trop vite aux gens, et trop fort. Un éclair, une tempête de feu, voilà à quoi ont toujours ressemblé mes sentiments. Il n'y a pas de mer calme chez moi, seulement des tsunamis. Peut-être que, cette fois, j'ai trop de sang sur les mains pour espérer les laver en si peu de temps... Et puis, comment pourrait-il aimer le monstre que je suis devenu ?
― C'est pas grave, murmuré-je. Je me montrerai bon envers vous, sur votre conseil, même si vous continuez à me détester. Et j'entretiendrai Saint Edward tant que vous y serez, puisque c'est le seul moyen d'assurer votre bien-être.
Ses bras retombent le long de son corps.
― Pourquoi moi ? Je ne comprends pas.
― C'est la question que je me pose depuis deux jours, fais-je dans une moue déconfite. Moi qui suis censé vous mépriser...
― Puis-je vous demander pourquoi ?
Si tu savais, mon petit William, tu me noyer dans un seau d'eau bénite et tu prendrais tes jambes à ton cou.
― C'est une longue histoire pour laquelle vous n'aurez aucun intérêt, dis-je en me massant la nuque. Bref, j'espère juste que vous me laisserez remplacer père Thomas, d'une certaine manière. Il s'inquiète beaucoup pour vous, je voudrais juste...
― C'est bon, lâche-t-il dans un énième soupir en tournant la tête. Mais ne traînez pas dans mes pattes.
Mon visage s'illumine. Dès l'instant où j'ouvre la bouche pour exprimer mon enthousiasme, il brandit l'index.
― Non. Interdit de vous emballer pour si peu.
Je me musèle d'un geste de fermoir sur les lèvres et joints les paumes devant lui.
― Merci de m'accepter à vos côtés, père William.
― Inutile de me remercier.
Toujours aussi froid, il fait volte-face dans un mouvement gracieux de robe et s'éloigne de moi. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. J'ai l'impression d'être un gamin à qui l'on vient d'offrir un grand huit.