PDV William
J'interpelle le tueur d'une main sur l'épaule. Son ami me désigne du menton et l'intéressé se retourne.
― Je suis vraiment désolé, fais-je dans une moue navrée. Ce vampire et moi, nous sommes à la même salle de sport et il a décidé que j'étais à lui, ce soir. Je n'aurais peut-être pas dû lui accorder ces danses.
― Surtout quand on bouge aussi bien.
Sa lubricité revient au galop. Je le remercie dans un sourire charmeur et essuie le champagne que Matthew a projeté à ma demande sur mon pantalon, entre l'aine et la cuisse. Le regard du vampire est vissé sur mon entrejambe.
― Il était tellement énervé qu'il m'a jeté son verre et m'a volé mon chapeau. Ah, il a tout gâché. Peux-tu me dire où sont les toilettes ? Peut-être que je devrais rentrer...
― Non, non, reste, me rassure-t-il aussitôt. A part lui, tu es venu avec qui ?
― Je ne connais personne d'autre, ici.
Ma réponse le comble de joie.
― Je vais m'occuper de toi, t'inquiète pas.
Son regard de prédateur a moins le mérite d'être clair sur ses intentions. C'est parfait.
― C'est très aimable, je te remercie.
Il se faufile dans la foule pour me conduire jusqu'aux toilettes. Quelques vampires s'y trouvent et nous sommes dans l'obligation d'attendre que les lieux se vident, dans son intérêt comme dans le mien. Une fois devant l'évier, je rince mon pantalon avec de l'eau tandis qu'il rôde autour de moi.
― T'es pas de Londres, toi, hein ?
― En effet, je viens de Kingston. Mon père possède plusieurs propriétés dans le Surrey, c'est un golfeur.
― Oh, voyez-vous ça.
Son ton souligne un mélange de mépris et de jalousie.
― Toi, j'te vois bien faire de la danse depuis que tu es tout petit.
― C'est vrai, je suis allé à la Royal Ballet School. Tu es perspicace, m'étonné-je.
Il gonfle le buste tel un paon.
― Et toi ? Que fais-tu ? Quel âge as-tu ?
― Moi, je suis dans le sang. Dans... l'import-export. J'ai deux cent ans. Je suis important, ici, ajoute-t-il avec fierté.
Aussi important qu'un pion dont les patrons ignorent même le nom. D'ailleurs, il a n'a pas deux cents ans, il n'en a même pas soixante. Mais ne soyons pas tâtillons. Ce n'est pas le couteau le plus aiguisé du tiroir. Je réponds avec la plus grande fascination :
― Vraiment ? Je n'avais pas encore rencontré de vampire important.
― C'est pour ça que t'es là ? dit-il en réduisant la distance entre nous. Pour faire connaissance avec quelqu'un comme moi ?
Il n'y a plus qu'une personne dans les toilettes, en train de se laver les mains. Je regarde ailleurs avec une moue intimidée et replace mes cheveux derrière l'oreille.
― Mon père me tuerait s'il savait où je me trouvais.
Il est si proche de moi que sa bouche frôle la mienne de quelques centimètres. Son haleine fétide est chargée d'alcools forts. En bon acteur, je me retiens de grimacer.
― T'as quel âge, dis-moi ?
― Je... je suis très jeune, par rapport à toi.
― Vas-y, dis.
― Dix-huit ans depuis deux semaines.
Son sourire s'élargit, il se mord la lèvre. Ma jeunesse est visiblement son point faible. Il est à peine capable de contenir son désir.
― Tu dois être...
« Délicieux ». C'est ce qu'il se retient de dire. Malheureusement, les sangs jeunes sont toujours plus savoureux.
― Tu veux passer une nuit exceptionnelle ? Et me dis pas que t'es puceau...
― Comment tu le sais ?
Cette réponse le fait perdre pied. Seigneur, ce rôle d'innocent naïf pour séduire une ordure au QI négatif me fiche la nausée. Alors qu'il s'apprête à me sauter dessus – et que je compte les secondes pour le neutraliser – la porte s'ouvre et des voix retentissent. Loupé.
Il m'attrape par le bras, me tire dans une cabine pour nous y enfermer et me plaque contre la façade pour m'embrasser à pleine bouche. Misère... Bon, je n'ai qu'à rester en apnée et le supporter quelques minutes de plus pour l'éliminer en toute discrétion. Je ne peux pas risquer de le laisser attirer l'attention par un cri ou en se débattant. La moindre erreur peut s'avérer fatale.
Un goût de cigarette froide mêlé à celui de l'alcool imprègne sa langue râpeuse. Mon estomac se soulève. Si je ne me débarrasse pas de lui rapidement, je vais finir par lui vomir dessus.
Je glisse ma main droite dans ma poche de pantalon pour récupérer la minuscule seringue qui le tuera en quelques secondes lorsque je la lui planterai dans la nuque, mais cet imbécile attrape mon poignet et fourre ma paume dans son caleçon pour m'obliger à palper sa chair moite en érection. Dieu tout puissant... Le devoir, William, le devoir...
― T'as envie de ça, hein...
Je me fais violence pour hocher la tête avec un visage angélique, une grimace au bord des lèvres. Que l'on me délivre un Oscar ! Je rêve de le castrer à l'eau bénite. Il presse son corps épais contre le mien, bloquant tout mouvement, et faufile ses doigts dans mon pantalon pour palper mes fesses.
Je tente de m'écarter, bien décidé à remettre de la distance entre nous, mais il me retourne face contre la paroi et se plaque contre moi. Ma mâchoire se contracte. Il me complique la tâche. Et les autres qui s'attardent aux toilettes... Auriez-vous l'obligeance d'uriner plus vite ? Je commence à m'impatienter.
Il baisse sa braguette et laisse chuter son pantalon à ses pieds.
― Q-qu'est-ce que tu fais ?
― Ce que t'es venu chercher, mon mignon.
― Je... je ne suis pas prêt à ça, fais-je sur un ton apeuré.
― Eh, t'es un grand garçon, non ? dit-il en s'attaquant à ma braguette. A moins que t'aies menti sur ton âge ?
Précisément. Il s'approche de mon oreille.
― T'es mineur, c'est ça ?
L'excitation s'entend dans sa voix. Je fronce les sourcils. Le trafic autour des sangs jeunes est connu. Un couvre-feu a été instauré pour les moins de seize ans dans Londres après vingt-et une heures pour cette raison depuis plusieurs années. Mais j'ai la nette impression qu'il y a plus que la soif qui anime les pulsions de cet homme. Et à mon grand dam, mon instinct ne me trompe jamais.
― Tu ne serais pas freiné si je n'avais que quinze ans ? tenté-je d'une voix gênée.
― Me freiner ?
Je perçois du coin de l'œil son large sourire près de ma joue. Les voix résonnent enfin près de la porte de sortie.
― Quinze ans ou même beaucoup moins, plus vous êtes jeunes, plus j'aime ça.
Mon corps se raidit à ces mots. Mon sang ne fait qu'un tour. Je fais volte-face à l'instant où la porte des WC claque, le saisis à la gorge et le fracasse contre la paroi d'en face avec violence. Il affiche un air choqué alors que je l'assassine du regard.
― J'aurais préféré te vider lentement de ton sang.
Avant qu'il n'ait le temps de réagir, je lui plante la seringue dans la nuque, au ras de l'implantation capillaire. Il me fixe, la bouche grande ouverte, et s'effondre en quelques instants à mes pieds. Mon cœur tambourine entre mes tempes alors que je le contemple de haut, dents serrées. Mes mains se mettent à trembler. J'expire pour évacuer la tension, puis tapote sur l'oreillette invisible, cachée sous mes cheveux.
― 01.
― Oui, William ?
― Tu avais toutes les infos sur les victimes de Jenkins. Pourquoi tu m'as menti ?
Le silence d'Adam est éloquent.
― William...
― C'était le même réseau ? C'était McKenzie ?
― Ça change rien, maintenant. Jenkins est mort ou pas ?
― Réponds-moi.
― ... Je ne sais pas.
Je laisse échapper un pouffement cynique.
― C'est la première fois que tu me mens, 01.
― Tu me pousses à le faire.
J'inspire longuement. Je ne me souviens pas à quand remonte la dernière fois où j'ai eu autant de mal à maîtriser mes nerfs.
― Il y a six mois, j'ai dit qu'on laissait son dossier de côté, qu'on reviendrait dessus après les agressions de Brixton. Combien de victimes a-t-il fait durant tout ce temps ?
― William...
― Réponds-moi, c'est un ordre !
― ... Cinq. Dont deux corps retrouvés.
Ma tête tourne. Cinq autres enfants ou adolescents. Cinq... Sans compter les enlèvements qui n'ont pas été signalés. Si je n'avais pas mis ce dossier en attente... Je ferme les yeux.
― Will, si je t'avais tout dit, tu te serais lancé seul dans une mission suicide pour remonter jusqu'à McKenzie et venger ta mère.
Je garde le silence, raide comme une planche.
― T'aurais pas pu tous les sauver. Tu le pourras jamais.
― Cible éliminée. Terminé.
― Will ! Att...
Je tapote à nouveau sur l'oreillette et la retire pour la fourrer dans ma poche de mon pantalon. Mes yeux roulent sur le cadavre de Jenkins. J'ai l'impression de mourir de l'intérieur. Une bouffée de rage me submerge. Je fracasse mon poing dans la cloison et y laisse mon empreinte. Ma main retombe lentement.
― William ? Chéri ?
La voix de Matthew retentit derrière la porte. Bien sûr, il a tout entendu de notre conversation, depuis la cabine adjacente où il était caché. Je soulève mon masque pour me frotter les yeux, prends de grandes inspirations afin de me calmer et remue les doigts. Mon visage se défroisse. Je troque ma colère contre mon impassibilité habituelle, rabaisse mon masque, puis déverrouille la cabine et pars nettoyer mes mains sanguinolentes.
― Est-ce que tu vas bien ? s'inquiète-t-il en regardant ma braguette ouverte et ma tenue débraillée. Il t'a rien fait, hein ?
― Tu peux l'installer sur les WC et verrouiller sa porte. Tu escaladeras ensuite la cloison, elles sont solides. Notre ami sera retrouvé mort sur le trône, demain matin.
Je réponds tout en refermant mon pantalon et replace chaque élément de mon costume avant d'échanger mon masque actuel pour celui en velours noir que je gardais dans l'intérieur de ma veste. Je termine avec quelques retouches capillaires pour faire retomber mes cheveux sur mon front. Tout ce temps, Matthew reste rivé sur moi. Je m'arrête, le regard figé dans le miroir.
― Ton oreillette était allumée, n'est-ce pas ?
― Oui.
J'acquiesce avec indifférence. Mais mon détachement ne le trompe pas.
― Je ne vais pas te poser de questions, ajoute-t-il. Je n'ai pas besoin de connaître ton passé pour t'aimer.
Mon cœur se serre, malgré ma froideur apparente. Merci d'être ce que tu es, mon cher Matthew... J'époussette mes vêtements, remets mon oreillette, relève le menton et tourne la tête vers lui avec un sourire qui, nous le savons, ne brille qu'en façade.
― Une bonne chose de faite, grâce à nos talents de danseurs. Passons maintenant à la suite. Ils vont bientôt annoncer le produit phare.
Alors que je m'apprête à repartir, il m'attire à lui et m'emprisonne entre ses bras. Dans un long soupir, il baisse légèrement ma cravate pour m'embrasser dans le cou et respirer mon odeur.
― Je t'offrirais mon propre cœur si cela pouvait réparer le tien.
Je reste sans voix. Ma poitrine se comprime et ma gorge se noue. Je ferme les yeux et enfouis le nez dans ses cheveux en le serrant fort dans mes bras. Durant cet instant, celui-là seulement, j'abandonne mon masque. Caché dans son ombre, mon chagrin reprend ses droits, invisible aux yeux du monde, et j'écoute les larmes qui ne peuvent couler que dans mon cœur.
Mon doux chevalier... Tu es le gardien de mes sentiments interdits. Le cocon secret dans lequel je peux oublier mon identité pour exister.