Un an plus tard

La foule acclame Keith alors qu'il monte sur l'estrade. Il se place aux côtés de son père, le député Lockwood, et devant sa mère, travaillant au ministère de la justice. Sur les banderoles, on peut lire le nom de Keith sur un fond bleu et rouge, ainsi que de multiples messages de soutien que les supporters scandent en cœur. Il salue chaleureusement les gens et entame un discours de remerciements avant de répondre aux journalistes. 

Debout sur le côté, près de la scène, j'applaudis au même rythme que tout le monde, l'entrain en moins.

― Il va encore jouer les kékés tout mielleux, se moque Keira, ravissante dans son costume bleu saphir.

― Drôle de façon de parler de notre nouveau maire, plaisanté-je. T'es pas censée être sa conseillère ?

― Tssk ! Si je suis à sa place un jour, ça filera droit, moi j'te l'dis.

― Mais Dieu merci, ce jour n'arrivera pas.

― Eh oh !

― Ce pauvre Adam, il sait pas dans quoi il s'est embarqué avec toi.

Elle m'envoie un coup de coude qui m'arrache un sourire.

― J'espère commencer bientôt, moi aussi, se réjouit Miguel à ma gauche.

En civil dans son élégant costume deux pièces, il se pince les lèvres, des étoiles plein les yeux.

― Je veux qu'il soit fier de moi, dit-il en levant le nez au ciel.

Et moi donc...

― T'as de la chance d'être arrivé aussi tard dans l'Ordre et ta coopération avec la justice t'as sauvé les miches. Mais t'as encore du chemin à parcourir pour gagner la confiance des gens. Pour le moment, fais tes preuves au sein des assos, on verra plus tard, dis-je en croisant les bras.

― Matthew, je veux ouvrir la première paroisse anglaise pour les vampires.

Je le fixe, surpris, mais heureux de voir un nouveau jeune prêtre s'impliquer autant dans notre cause. Ce p'tit gars a de l'ambition. Je l'aiderai à atteindre son objectif.

― Maire Lockwood, lance un journaliste dans la foule, ne craignez-vous pas que Scotland Yard soit à nouveau gangrénée par la corruption ? Également, vous avez été le seul à risquer votre vie pour dénoncer l'inaction de la police et prouver l'obstruction de vos supérieurs dans les enquêtes de plusieurs crimes. Craignez-vous des représailles ?

Keith répond avec un sourire éclatant.

― Je suis bien entouré, les menaces ne me font pas peur, dit-il en lançant un œil amusé à Keira.

Ma sœur croise les bras avec son air mauvais. Des spectateurs de la foule, à quelques mètres de nous, l'observent avec prudence. Je me retiens de sourire. C'est vrai qu'avec une Keira dans les parages, un humain ne risque pas grand-chose contre d'autres humains.

― Devons-nous craindre un retour de l'Oniria ? enchaîne un second journaliste.

Keith prend un ton plus sérieux.

― Scotland Yard a de nombreux très bons policiers qui traquent et démantèlent régulièrement les trafics enracinés depuis longtemps, grâce à l'alliance entre humains et vampires. L'Oniria n'ayant jamais pu être diffusé en Angleterre par ses créateurs, il n'y a plus aucune crainte à avoir de ce côté, et les seules réserves existantes ont toutes été détruites.

On sait grâce à qui... Le soulagement de la foule est palpable.

― Le commissaire James Oldman est un ami de la famille, je sais qu'il fera de l'excellent travail et dirigera ses équipes d'une main de maître, affirme Keith en adressant un hochement de tête complice au quadragénaire moustachu à sa droite. De plus, les nouveaux effectifs sont étroitement surveillés par l'IOPC¹. Notre gouvernement a pris conscience des changements à effectuer. Les erreurs du passé ne se reproduiront plus.

La foule applaudit. Erreurs... j'aurais plutôt parlé de connards cupides et égoïstes. Mais Keith maîtrise à merveille l'art de s'exprimer, dans ce milieu, je n'aurais jamais pu en faire autant. Remercions sa famille, active dans les sphères politique et judiciaire depuis bien longtemps. William l'a vraiment bien choisi. Keith est de loin le meilleur élément de notre groupe, un véritable justicier dans l'âme.

― J'aimerais ajouter que, comme d'autres pays le font déjà, le chef de notre police de contrôle coopèrera avec le commissaire Oldman sur chaque enquête afin de s'assurer de l'objectivité des équipes et du bon traitement des vampires, accusés ou victimes. Vous le connaissez tous, on ne le présente plus, notre loyal chevalier de la couronne, le chef Matthew Nightingall !

Il ouvre un bras pour m'inviter à monter sur scène sous les applaudissements du public. Et merde, Keith. T'étais vraiment obligé ? La sécurité s'écarte sur mon chemin et je retrouve mon ami pour lui serrer la main. Tout en époussetant mon uniforme noir au niveau des épaules, il

me souffle un « t'allais pas y couper » avec un air taquin. Je secoue la tête dans un sourire forcé et acquiesce pour le remercier.

― Je tiens à remercier Matthew de m'avoir suivi jusqu'ici, continue-t-il au micro. De nous avoir protégé tous, humains et vampires, grâce aux interventions quotidiennes de ses équipes dans les rues comme à Scotland Yard. Cette année... cette année a été très difficile et je n'ai pas les mots pour lui exprimer mon admiration.

Je le regarde, surpris par sa déclaration, et nous nous fixons dans un long silence chargé d'émotions. Le temps d'un instant, j'en oublie où je suis et je replonge dans le souvenir du doux visage qui me hante. William, mon amour... Cela fait aujourd'hui un an que tu es parti. Et un an que je te cherche.

Je contemple la foule. Jeunes et anciens, fidèles supporters de toute ethnies et de toutes orientations, ils sont nombreux à comprendre et partager mon chagrin, en tant que minorité ou discriminés. Je prends une longue inspiration, la gorge nouée.

― Merci à tous pour votre présence, fais-je d'une voix terne. Je remercie Sa Majesté pour son soutien et la confiance que la famille royale m'accorde depuis toujours, je suis heureux d'avoir retrouvé nos liens d'autrefois. C'est un grand honneur aujourd'hui de...

Mon regard se fige brusquement dans la foule. Un homme, sous un long manteau noir. Un long manteau noir aux allures de cape. Le vent fait bouger la capuche qui cache son visage. Quelques mèches de cheveux clairs s'en échappent. Mon cœur palpite, je reste sans voix.

― Je... je ferai de mon mieux pour vous servir, bredouillé-je pour en finir au plus vite. Merci à tous.

Je m'écarte du micro rapidement et lance une œillade grave à Keith pour l'inviter à raccourcir le meeting. Message reçu. Interprétant ma maladresse par l'émotion du jour, les gens ne s'attardent pas sur mon discours succinct et notre cher maire conclut l'évènement avec toute sa diplomatie. 

Je dévale les escaliers de l'estrade et me précipite dans la marée humaine. Ne me dis pas que j'ai rêvé, par pitié ! Ne me dis pas que ce n'est pas toi et que je fonce sur un inconnu ! Je slalome jusqu'à trouver mon homme en noir, le nez en l'air et les mains tremblantes, mais finis par tourner en rond à l'endroit en question. Rien. Il n'est plus là... 

Immanquablement, la foule finit par se disperser et le brouhaha citadin reprend ses droits dans les allers et venues des gens. Je me retrouve au milieu de la place, seul et déconfit. J'y croyais, j'y croyais vraiment...

Mes espoirs s'envolent à nouveau. Je baisse les yeux, abattu. C'est là que j'aperçois à quelques mètres, entre les jambes des passants, une chose colorée sur le bitume. Lorsque je me penche vers elle et la récupère entre mes doigts, un puissant frisson me traverse la tête aux pieds. Une fleur pourpre en forme de clochette.

IOPC¹ : organisme public non départemental en Angleterre et au Pays de Galles, chargé de superviser le système de traitement des plaintes déposées contre les forces de police.