PDV William
Le soleil brille fort dans le ciel, ses rayons réchauffent mes joues froides. Tandis que certains fidèles en traduisent une bénédiction divine, d'autres ne se privent pas pour grimacer et marmonner ce qu'une poignée clame tout haut : « c'est une honte » car « un prêtre qui soutient les vampires n'est pas digne de représenter Dieu ». Comme prévu, notre collecte attire de nombreux curieux et les encouragements se font rares, au contraire de la haine.
Mais à mon grand plaisir, Keira ne se laisse pas intimider par les menaces des « connards de rageux », selon ses termes, et leur renvoie de grands rictus mielleux alors qu'ils considèrent avec dédain la nourriture qu'elle propose à la vente. Je suis heureux de la voir tenir bon face à la négativité, cela me confirme qu'elle avait simplement besoin de trouver la bonne voie pour déployer ses ailes.
Des policiers patrouillent depuis plusieurs heures dans les environs. Bien dans leur rôle, ils feignent d'assurer notre sécurité pour mieux nous épier. Entre l'Ordre et Scotland Yard, à la fin de la journée, je serai aussi surveillé que le roi d'Angleterre. J'ai déjà entendu du bruit dans mes appartements, lorsque je suis allé nous chercher du café dans la cuisine. Sans doute des hommes venus fouiller mes affaires, l'Ordre est toujours très rapide à réagir quand il s'agit de l'image de l'Eglise.
― William !
― Mon père !
Père Thomas vient vers moi avec un sourire radieux et nous nous étreignons chaleureusement. Sa joie se refroidit toutefois face à Keira. Celle-ci lui répond par un hochement de tête respectueux, non sans efforts pour camoufler un grincement de dents. Les vieilles habitudes sont tenaces, mais la confiance à besoin de se construire.
Même si père Thomas n'approuve pas mon projet de manière directe et se méfie de nombreux vampires, il a accepté de veiller sur nos paroissiens aujourd'hui pour me laisser m'occuper de la collecte et je lui en suis très reconnaissant. Keira aussi, d'ailleurs - malgré son silence, je sais qu'elle apprécie son geste.
― C'est quoi que vous vendez, mon père ? demande un groupe d'adolescents, entre douze et quinze ans. Ça a l'air bon, on peut goûter ?
Keira étouffe un petit rire.
― Pour les humains, c'est ici, indiqué-je gentiment.
― Les humains ? s'étonne un garçon.
Ils échangent un air surpris et dévisagent Keira, dont l'expression avenante vient de se figer. Je la sens tendue face à eux. Les enfants sont toute sa vie. Si de jeunes humains la rejettent aujourd'hui, je sais qu'elle le vivra mal. Ses collègues des associations viennent tout juste de nous réapprovisionner en nourriture, cela tombe à point nommé. Je contourne le stand pour aller vers le groupe et leur offre chacun un petit cornet de frites chaudes, agrémenté de mon plus doux sourire.
― Les jeunes, savez-vous ce qui nous différencie réellement des vampires ?
Ils secouent la tête tout en dégustant leurs frites.
― Toi, fais-je au garçon qui avait pris la parole, tu aimes la confiture de framboise ?
Ce dernier nie dans une grimace.
― Moi, j'adore ! intervient une brune aux cheveux longs.
― Eh bien, les vampires sont un peu comme toi. Mais eux ont besoin de cette confiture pour rester en bonne santé, sinon ils tombent malade très vite.
― Et ils peuvent genre en mourir ? me questionne le garçon.
― En effet. Il y a beaucoup de jeunes vampires de votre âge qui perdent la vie lorsqu'ils sont trop pauvres pour se nourrir.
Le groupe pousse des exclamations. Bien entendu, on ne leur enseigne pas cette réalité, à l'école.
― Moi, commence une rousse, mon meilleur ami était un vampire, quand j'avais dix ans. Il s'appelait Blue. Mais quand son papa a arrêté de travailler, il a commencé à maigrir et ils ont déménagé. Deux ans après, quand je suis allé voir mon grand-père au cimetière, je crois... je crois que j'ai vu son nom sur une tombe...
Sa voix se charge de tristesse sur ces derniers mots.
― Tu m'avais jamais parlé de lui, Helen, lui répond la petite brune sur le ton d'un murmure.
― Parce qu'on peut jamais parler d'eux avec les parents et au collège, répond-elle, contrariée. Alors j'ai juste... gardé ça pour moi.
Elle baisse les yeux et son amie fait de même.
― Pourquoi Blue n'a pas mordu quelqu'un pour vivre, mon père ? reprend la rousse. Il pouvait me mordre, moi, non ?
― Il aurait pu, c'est vrai. Mais ton ami Blue était quelqu'un de respectueux, il n'a donc pas voulu te blesser. Lorsqu'on est une bonne personne, on ne prend pas ce qui appartient à quelqu'un d'autre sans son consentement.
Le regard de Keira se visse sur moi.
― Pourquoi y'a plein de mauvais vampires partout alors ? rouspète le premier garçon. Mon père il dit que, sans eux, l'Angleterre serait plus sûre.
Je lui réponds avec toute ma bienveillance, les mains au creux de ma soutane.
― Quand l'un d'entre vous aide son camarade à réviser plus tard que prévu sans rien recevoir en retour, qu'il s'occupe de son petit frère ou de sa petite sœur malade sans qu'on lui demande ou qu'il console un ami au lieu de s'amuser, est-ce que le collège tout entier le saura ?
Ils secouent tous la tête.
― Pourtant, vous êtes une grande majorité à faire de bonnes actions comme celles-ci, sans que personne ne vous voit. En revanche, quand il y a une bagarre dans les toilettes, tout le monde est au courant dans la journée, n'est-ce pas ? dis-je sur un ton rieur.
Approbation générale. Quelques rires complices font référence à une histoire similaire récente. Le message est passé. Ils contemplent Keira, qui se triture les doigts sous la table ; sa sensibilité envers les enfants est flagrante. Je m'approche d'eux et pose une main sur l'épaule du garçon.
― Les gens mauvais font souvent plus de bruit que ceux qui se contentent d'être de bonnes personnes au quotidien. Mais si votre gentillesse passe inaperçue aux yeux du monde, elle ne le sera pas pour Dieu et ceux qui la reçoivent, ici.
Je presse une main sur ma poitrine dans un sourire. Le garçon acquiesce de bon cœur.
― T'as compris ? lance la brune en lui donnant un coup de coude. Vive les framboises !
Les autres ricanent. Je remarque du coin de l'œil que certains sortent leurs téléphones pour nous filmer avec le stand afin de poster sur les réseaux. Tout ce que j'attendais. Nous prenons quelques selfies, rions, j'expose face caméra notre but à travers cette collecte, puis le garçon et les deux amies déposent quelques billets sur la table, destinés à aider les jeunes vampires tels que Blue. Nous nous saluons par des gestes joyeux et je retourne me placer aux côtés de Keira. Elle me fixe comme si j'étais un OVNI.
― Un commentaire, très chère ?
― Cette leçon de vie que tu leur as donnée...
― Bien trop réductrice et simpliste, je te l'accorde.
― Pour des gosses de leur âge, c'était parfait.
Elle se détourne au moment je la regarde. Ses lèvres frémissement et ses yeux brillent, malgré son attitude détachée. Je suis sûrement le premier homme d'église à avoir pris la défense des vampires en public depuis bien longtemps. Sa réaction émue me réchauffe le cœur.
Nous finissons la journée sur une note positive. Beaucoup d'autres jeunes gens sont venus nous filmer et tenter de comprendre cet engagement de ma part à travers une discussion saine. Rassurés par la présence de Keira, des vampires de toutes origines ont même osé venir converser avec des humains qui discutaient avec moi afin d'exprimer leurs ressentis et trouver avec eux un terrain d'entente sur notre situation politique actuelle. Ma présence en tant que curé a eu comme effet de tempérer les tensions.
Ces partages ne sont peut-être pas tous promesses d'amour - certains ont d'ailleurs mal fini -, mais c'est un premier pas et un grand progrès de la part des deux camps, plus enclins à la paix que nos dirigeants aiment le laisser croire.
Aujourd'hui, devant la maison de Dieu, il n'y avait plus de désinformation médiatique, plus de discours mensongers. Seulement des êtres vivants de toutes ethnies, races et orientations, partageant le même désir de retrouver un Londres sain et apaisé. Nombreux sont ceux qui ont quitté Saint Edward avec un nouvel espoir.
Nous démontons notre stand à la nuit tombée, lorsque le froid se fait trop mordant pour flâner dans les rues. Nous remercions les bénévoles de l'association qui chargent les affaires dans leur camion, puis nous les regardons repartir dans la brume glaciale du soir. J'attends avec impatience de retrouver la tiédeur de l'église.
― Les réseaux sociaux sont déjà ébullition. Tu vas répondre à l'annonce des deux évêques qui te critiquent ?
― Demain, ce sera un communiqué du Vatican et, dans les prochains jours, les autres paroisses anglaises devront se positionner contre mes actions, fais-je en frottant mes mains gantées pour les réchauffer. Tout est réglé comme une horloge, inutile de réagir.
― Tu es d'un calme effrayant.
― Notre flegme britannique ne fait-il pas notre réputation ?
― Non mais toi, c'est quand même d'un autre niveau.
J'émets un petit rire amusé.
― Tu n'entreras pas boire un café chaud, je suppose ?
― Pfeuh, il m'en faut plus pour avoir froid, contrairement à toi, répond-elle, médisante. De toute façon, les églises me filent toujours autant la gerbe. Rentre te réchauffer, mon père, ou tu vas te transformer en glaçon.
Je lui souris et joints les paumes.
― Merci pour ton aide, Keira.
Elle gronde entre ses dents et hoche la tête, reconnaissante, mais loin d'être prête à prononcer les mots. Alors que je pousse la porte, je la vois s'adosser contre le mur.
― Keira, tu dois rentrer. Ta mission est terminée pour aujourd'hui.
Elle fronce les sourcils, incapable de camoufler son inquiétude.
― Tu sais qu'il va ma buter s'il t'arrive quelque chose ? J'ai déjà eu du mal à le retenir à la maison...
― J'ai survécu à des hordes de vampires pendant des années, tout ira bien. Et puis, s'ils essayent d'entrer, ce ne sera pas par la porte principale, tu ne penses pas ?
― Mouais. Et l'Ordre ?
― L'Ordre, c'est mon affaire. Ne t'en fais pas, Adam n'est jamais très loin.
Elle hoche la tête dans un soupir frustré et repart à contrecœur jusqu'à sa voiture. Je m'assure qu'elle reprenne la route en toute sécurité, puis pénètre dans l'église après un dernier coup d'œil aux environs. Une ombre familière louvoie à l'angle d'une rue, s'éloignant en toute discrétion de l'église. Mon repos sera de courte durée.