PDV William
Je reviens de mes achats pour la paroisse aux alentours de dix-neuf heures quarante-cinq, les bras chargés de mes sacs en jute, avec pour seule compagnie la lueur grésillante des lampadaires. Le froid me gèle les os et rend la marche difficile avec ma cheville, mais la ténacité est l'une de mes vertus – ou comme dit père Thomas : « tu es plus têtu qu'une mule ».
Il me tarde d'aller me lover dans mon lit sous les couvertures chauffantes. Je devrais remercier Matthew pour ses attentions personnelles à mon égard, elles ne font absolument pas partie de son rôle de mécène. Si j'accorde toujours ma reconnaissance aux autres, je faire de même envers lui également.
Pourquoi ne pas l'inviter à partager un repas, demain midi ? Il est celui qui a payé toute cette nourriture, il serait d'usage de le remercier en l'invitant au moins une fois.
Alors que je referme le portillon du presbytère, j'aperçois une ombre dans le petit jardin, le long du mur du bâtiment, près de la porte. Je souris.
― A vous occuper de moi comme ça, je vais finir par croire que vous cherchez vraiment la rédemption, monsieur Nightingall, plaisanté-je.
Lorsque la silhouette s'allonge et que la tête se tourne vers moi. Mon cœur s'arrête. Les yeux blancs. Un frisson me traverse. Je lâche mes sacs de courses.
― Non...
Son corps se dessine et s'épaissit, un sourire effrayant fend son visage en deux. Lorsqu'il avance vers moi, je fais aussitôt volte-face pour m'échapper, mais le serpent sur mon mollet se met à brûler et me cloue de force sur place. J'en tombe à genoux, réprimant un gémissement de douleur.
Le démon se positionne dans mon dos et me recouvre de son ombre noire. La luminosité autour de moi s'éteint peu à peu.
― Laisse-moi !
« Tu vas goûter à l'enfer, William... ton enfer personnel... »
Le jardin s'évanouit dans une obscurité absolue et un puissant vertige me happe. J'ai la sensation qu'il vient de prendre possession de mon esprit. Ma pire crainte. Je ferme les yeux et secoue la tête. Je ne veux pas qu'il contrôle mes pensées, je ne serai pas sa marionnette !
― Arrête !
L'herbe sous mes mains devient rêche et une odeur étrange de métal brûlé me monte au nez. La chaleur vient d'augmenter de plusieurs dizaines de degrés en quelques secondes. Je rouvre les yeux sur une terre sablonneuse et asséchée de couleur rouille. Un désert... ? J'ai peur de relever la tête.
Je me redresse et découvre un paysage inquiétant aux nuances de cuivre, sculpté par d'étranges montagnes courbes et rocailleuses, et perforé par des canyons aux gouffres acérés. Le ciel est une brume jaunâtre aux aspects toxiques, l'air m'agresse les poumons à chaque respiration. De grandes créatures noires aux ailes déchiquetées volent non loin de moi et se battent entre elles avant de s'égorger en plein cœur des cieux dans des cris stridents d'agonie.
Tout ici semble fait de poison ou avoir pour but de blesser. Même le sol commence à me faire mal. Je baisse les yeux sur le sable épais et m'aperçoit qu'il bouge sous mes tibias. Ces cristaux sont-ils... vivants ? Je ne peux pas rester plus longtemps dans cette position. Ces choses qui composent le sol doublent de volume et déploient des piques à l'instar de minuscules oursins.
Je me lève et me décale dans la hâte, mais trébuche sur le monticule qui vient tout juste de se former. Mes chaussures, elles sont en train de se décomposer... Où dois-je aller pour rester indemne ?
Une chaleur intense pèse soudain dans l'air acide et me prive peu à peu d'oxygène, peu importe l'ampleur de mes inspirations. Une créature fantomatique pousse un hurlement au-dessus de ma tête et me fonce dessus. Je n'ai pas le temps de réagir. Ses ailes hachées m'effleurent et m'arrachent un cri. Mon bras... ma peau est brûlée au troisième degré. J'ouvre de grands yeux sur mon muscle, visible sous ma peau carbonisée.
Un second souffle ardent tombe du ciel et une autre créature s'abat sur moi. Ses hurlements me crèvent les tympans. Son passage calcine mon flanc droit jusqu'à l'épaule et me projette sur le sol. Je chute brutalement sur le sable épineux. La douleur est atroce.
Je me relève dans la précipitation, les pieds et les membres ensanglantés, avant de me faire agresser par une nouvelle créature. Je l'esquive maladroitement, mais leurs ombres planent autour de moi. Des rires déformés résonnent en boucle tel un disque en train de dérailler. Je tourne sur moi-même, en pleine folie.
― Laissez-moi !
La silhouette du démon s'allonge devant moi, le sable se disperse sous sa noirceur. Il se glisse dans mon dos et frôle mon oreille de son souffle gelé.
― Ce ne sont que les prémices, William.
Sa voix est plus limpide que jamais. Son toucher glacial coule le long de ma colonne vertébrale comme une sueur froide. Ma soutane se désagrège et je ne conserve que mon col blanc, sans doute pour me rappeler mon identité et toute l'horreur qui y est liée. Il m'agenouille de force et me relève la tête d'une poigne ferme dans les cheveux.
― Regarde qui est là.
Mon regard s'écarquille. Tous les vampires que j'ai tués s'approchent par dizaines et m'encerclent, dotés de machettes ou de poignards. Leurs corps portent les stigmates des blessures mortelles que je leur ai infligé. Parmi eux, en première ligne, l'adolescent. La douleur provient cette fois de ma poitrine. Je ferme les yeux, le cœur lourd.
― Regarde-les, ceux que tu as massacrés !
Le démon m'oblige à ouvrir les yeux pour les fixer un par un avant de m'arrêter sur le garçon. Ce dernier se poste devant moi, le visage blême et des cernes noires sous les yeux. La plaie de son égorgement est encore béante. Il m'observe de haut avec des iris grisâtres et une expression sans vie.
― Pourquoi, mon père ? articule-t-il sur un ton morne.
― Tu... tu as agressé cette femme, tu as bu son sang...
― Ce sont eux qui lui ont fait du mal. Je les ai vus, mais je n'ai pas participé. C'est après qu'ils m'ont dit de me nourrir, mais je n'ai fait que lécher son cou. Je n'avais pas de maison, je n'avais rien...
Je secoue la tête, horrifié. C'est un cauchemar, un simple cauchemar !
― Je ne voulais pas la tuer, poursuit-il, je ne voulais pas...
Une larme de sang roule sur sa joue.
― Je pensais que Dieu était bon, miséricordieux... Je ne pensais pas qu'un prêtre me ferait du mal.
Ma gorge se noue, mon âme est au supplice.
― Je suis désolé ! l'imploré-je d'une voix chevrotante. Terriblement désolé !
Des canines affutées se plantent dans mon trapèze telles des lames de rasoir. Je pousse un cri. Puis une seconde paire de crocs me cisaillent l'épaule et une troisième me perfore le creux du coude. La douleur me foudroie de la tête aux pieds.
Je reste en apnée, de peur que le moindre mouvement ne m'arrache davantage la peau, tant ils sont violents. Ils boivent sans jamais s'arrêter. Mon sang me quitte, je sens mon l'énergie diminuer. Ça suffit, par pitié...
L'adolescent s'approche de mon cou. Mes paupières se referment. Plus rien ne le ramènera. Plus rien. Il mord dans ma jugulaire avec brutalité et la déchiquète sans pitié. Mon souffle se coupe, l'horreur imprègne chaque fibre de mon corps.
Durant un temps interminable, mes membres sont transpercés par de longues canines. La fraîcheur de l'hémorragie me hante, la vigueur de mon corps s'est estompée. Pourtant, je suis toujours à genoux, à subir leurs éternels assauts et me voir dévoré. Mon âme est éteinte depuis longtemps. Ici comme dans la vraie vie, je suis déjà mort.
Leurs crocs se retirent et l'adolescent s'agenouille devant moi. Mon sang sur ses lèvres prend une couleur noire et tombe en cendres.
― Mon père, murmure-t-il, j'aurais voulu que vous me sauviez, moi aussi.
La culpabilité me consume dans son brasier. Elle est la pire. J'aurais pu le sauver, j'aurais dû. Un couteau apparaît soudain entre mes doigts. Nous le regardons tous les deux, moi avec terreur, lui avec désespoir. Son expression s'affaisse. Je lève le poignard en sa direction sans arriver à commander ma main.
― Non, stop !
― Je ne méritais sûrement pas de vivre...
― Je ne voulais pas te tuer ! Je ne veux pas ! hurlé-je, en larmes.
Mon bras avance tout seul. La lame se plante avec hargne dans sa poitrine contre mon gré, jusqu'à transpercer son cœur.
― Non !
Des larmes coulent sur ses joues. Ses yeux se referment et il s'écroule à terre dans une mare de sang. Le choc me pétrifie. Je tente de le toucher, mais son corps est impalpable. Les sanglots m'étranglent.
Une machette plante soudain sa lame crantée dans mon dos et m'arrache un cri. Puis un autre vampire enfonce un couteau dans mon ventre, depuis le côté. Ma respiration se coupe. Les armes se retirent pour mieux trancher ma chair, encore et encore, alors que je reste rivé sur l'adolescent.
Des dizaines de fois, puis des centaines, elles me lacèrent et perforent mon corps de part en part, sans jamais s'arrêter. Mais mon sang ne coule plus. Au-delà du tourment physique, une souffrance bien pire me dévore les entrailles, le cœur et l'esprit. Mon âme saigne. Elle est la seule qui le pourra toujours. Une éternité d'agonie.
― C'est ce que Dieu veut pour toi. Voilà ce qui t'attend, le jour où tu mourras.
L'horreur s'envole dans un battement de cil.
Je retrouve l'herbe humide du jardin entre mes doigts, la lueur ambrée des lampadaires et le froid glacial sur mes joues, avec la conviction que seules quelques secondes se sont écoulées dans ce monde. Etourdi et désorienté, je tente de me lever mais retombe aussitôt. Mes membres sont douloureux et n'ont plus aucune force.
L'enfer résonne en moi dans un écho de paroles et de flash cauchemardesques. Leurs morsures sauvages, ma peau et mes veines déchiquetées ; mon couteau dans la poitrine du garçon, son regard désemparé ; l'odeur de soufre, la douleur indescriptible. L'éternité. « Le jour où tu mourras ».
Je peine à respirer, mes yeux se noient de larmes. Je ne dois pas mourir... non, je ne dois surtout pas mourir. Je tâte mon cou d'une main tremblante pour vérifier que ma peau soit intacte et pousse un soupir chevrotant, soulagé. Je ne laisserai personne me mordre. Jamais.
Les images tournent en boucle dans mon esprit, comme si le démon les avait gravées au plus profond de mon être pour s'assurer qu'elles ne me quittent pas. Je me remets lentement sur mes pieds. Mes membres sont encore tétanisés par la souffrance et ont du mal à supporter mon poids.
― Mon père ?
Un voisin m'interpelle depuis la haie de son jardin.
― Tout va bien ? Je vous ai entendu crier.
― O-oui, je suis juste tombé sur ma cheville foulée, ce n'est rien de grave.
― Oh ! Attendez, je vais vous aider.
― Non, ce n'est vraiment rien, monsieur Richardson, je vous assure !
Je m'oblige à tenir debout, malgré mes nerfs contractés, et lui offre mon doux sourire habituel pour le rassurer avant de lui souhaiter une bonne soirée avec une courtoisie parfaite. Je récupère mes sacs de courses à la hâte et boîte jusqu'au presbytère. Une fois à l'intérieur, je m'écroule dans le couloir, mes doigts tremblants fermement accrochés à ma croix. Je n'en peux plus.
De longues minutes s'écoulent dans cette position, le temps que mon corps se décrispe. Je range les affaires dans la sacristie, à moitié concentré, puis me dirige vers l'autel d'un pas fatigué. Arrivé devant au pied des marches, mon regard s'élève vers la croix du Christ et je m'agenouille sur l'estrade, fustigé par les remords.
― Père tout-puissant, par pitié, pardonne-moi...