PDV William
Je me balade entre les arbres, les mains dans mon dos. Respirer l'air frais de la forêt est revigorant. Le bruissement des feuilles, la palette de couleurs automnales, les gazouillis joyeux des perruches vertes... Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas baladé ainsi dans la nature. Mon dernier souvenir remonte à mes cinq ans, sur le domaine boisé de mes grands-parents.
Une pancarte, accrochée à une clôture, m'interpelle au loin. Si cette partie de la forêt appartient à la famille Nightingall, cela expliquerait pourquoi Matthew m'y a envoyé sans craintes. Un craquement de feuilles anormal me met en alerte.
― Bonjour, vous.
Je tourne les talons et tombe nez à nez avec un homme aux cheveux rouges, cigarette aux lèvres. Est-il l'un des visiteurs de Matthew ? Il me détaille de la tête aux pieds avec de grands yeux.
― Wouah... Wouah !
Je suppose qu'il ne s'attendait pas à rencontrer un prêtre ici. Son expression passe de la surprise à la joie intense.
― Pardonnez-moi, mon père, je fume devant vous !
Il écrase sa cigarette dans les feuilles mortes. Celui-là, je sens qu'il va cumuler les mauvais points rapidement.
― J'aurais préféré que vous la fumiez plutôt que de souiller la nature, monsieur... ?
― Appelez-moi Sylas.
― Sylas. Enchanté, je suis le père William.
― Un prénom royal pour un homme de foi. J'adore.
Il dérobe ma main gauche et embrasse le dessus. Je la retire dans l'instant et loge mon bras dans mon dos. Cet individu m'inspire tout sauf de la confiance.
― Je ne suis pas adepte du baise-main, fais-je dans un sourire cordial.
Surtout de la part d'un inconnu rencontré en forêt.
― Mille excuses, j'en prends bonne note. Je veux vous respecter de la meilleure façon qui soit.
Malgré ma douceur de façade, ma méfiance envers lui ne fait que croître.
― Vous êtes un ami de Matthew, mon père ?
― En quelque sorte. Vous également ?
― Pas vraiment. Je suis son ex.
Son air mielleux et sa sympathie outrancière prennent un nouveau sens. S'il connaît la haine de Matthew pour les prêtres, je devine qu'il va me le faire sentir.
― Dites-moi, que faites-vous chez Matthew à cette heure, mon père ? Vos cheveux sont mouillés et il n'a pas plu de la nuit... Sortiriez-vous de sa douche ? Pardonnez mon indiscrétion, ose-t-il ajouter sur un ton niais.
Je n'espérais pas moins de culot de sa part. Je place mes mains dans mon dos et lui souris.
― Je vous pardonne.
Sur ces mots, j'ignore sa question et repas en direction de la maison. Il lâche un éclat de rire. Je l'entends se faufiler derrière moi. L'instant d'après, il caresse mes cheveux du bout du nez. Je m'écarte de lui, indigné.
― Qu'est-ce qu'il vous prend ?
Il ferme les yeux comme s'il analysait une information, puis rouvre sur moi un regard brillant d'une lueur mauvaise. Un rictus retrousse ses lèvres.
― Un ami, hein...
Aurait-il... senti le parfum de Matthew sur moi ?
― Etrange, quand même, que quelqu'un comme Matthew entretienne des relations avec des gens d'église. Je veux dire, de base...
― Il ne nous porte pas dans son cœur, oui, je suis au courant.
― Vraiment ? Et ça ne vous dérange pas ? Vos différences, la haine viscérale qu'il éprouve envers vous... articule-t-il délibérément.
Il s'avance vers moi et s'arrête assez près de mon visage pour me partager son haleine nauséabonde de fumeur. Il me prend pour un jeune prêtre influençable et tente de m'intimider. C'est compréhensible. Je le fixe toujours avec le même sourire, les mains dans le dos, imperturbable.
― Votre considération envers Matthew est appréciable. Cependant, je ne répondrai pas à vos questions.
― Pourquoi ça ?
― Simplement parce que vous n'avez aucune sorte d'importance pour moi.
Mes lèvres s'étirent en toute courtoisie et je tourne les talons. Il m'attrape par l'épaule.
― Je n'ai pas besoin de réponses verbales. Les corps parlent mieux que les gens.
Il écarte mon col romain de force et je saisis fermement son poignet pour le bloquer.
― Je vous interdis de me toucher !
Il rit aux éclats. Ses yeux se teintent d'une malice nouvelle.
― Il ne vous a rien dit... comme c'est triste.
Me dire quoi ? Il me tourne autour avec une démarche prédatrice. J'entre dans la même hypervigilance qu'en combat.
― Mon tendre Matthew a toujours aimé les secrets, mais celui-là... Ah, celui-là...
Il se place dans mon dos et laisse son souffle courir dans mes cheveux, près de mon oreille.
― Vous êtes-vous déjà fait mordre, mon père ?
Mes yeux s'agrandissent à ces mots. L'adrénaline pulse dans mes veines. Un vampire, cet homme serait un vampire ? Un frisson me traverse en réalisant ma vulnérabilité actuelle. J'ai interdiction de riposter trop vivement pour ne pas me trahir, je n'ai pas d'eau bénite sur moi et je ne suis pas en mesure de courir vite avec ma cheville. En une fraction de seconde, il pourrait planter ses canines dans ma nuque et je serais impuissant.
Mon rythme cardiaque s'accélère à cette idée et l'enfer menace de me faire sombrer dans une nouvelle crise d'angoisse. Je devine sa satisfaction à son rire léger. Le fourbe doit se délecter de mon anxiété ainsi que de l'odeur de ma sueur, perlant au creux de mon échine. Mais pour une raison inconnue, ce que je redoute le plus sont ces prochaines paroles.
Ses lèvres frôlent mon oreille.
― Avez-vous envie que Matthew le fasse ?
Mon regard s'écarquille. Ai-je bien entendu ? J'aimerais avoir mal entendu... Mais l'horreur est bien réelle. Et elle me frappe de plein fouet. Non, c'est impossible... je refuse d'y croire ! Pas lui, pas Matthew ! Mon cœur tambourine dans ma poitrine, mes organes se liquéfient. Je serre les dents pour contenir le déferlement d'émotions en moi sans ciller un instant.
― Quelle maîtrise de soi, mon père. Je sens votre angoisse à plein nez, mais vous ne bronchez pas. Pour un humain si jeune que vous, c'est admira.
Sa bouche effleure ma joue tandis qu'il caresse mon cou du bout des doigts, sous mon col écarté.
― Je doute que vous restiez aussi calme lorsqu'il plantera ses canines dans votre joli cou et boira votre sang délicieux.
Mon estomac se retourne, une sueur froide me traverse. Je ferme les yeux, la gorge nouée. Des images cauchemardesques de Matthew, tirées de mon passage en enfer, affluent dans mon esprit. Il m'empoigne avec violence et me déchire, malgré mes cris. Mon sang coule dans sa bouche, la douleur est horrible. Il n'est plus qu'un fauve.
Ma poitrine se comprime, l'air ne passe plus dans ma gorge. Non, il ne le fera pas ! Il a promis de me protéger ! Il a réprimé sa haine contre moi et s'est retenu de me faire du mal ! A mon grand dam, ses actes malsains et son instabilité prennent tout leur sens. Je serre les poings. J'ai senti la sincérité de ses sentiments, ses remords étaient réels, je sais qu'il saura résister à l'envie de me mordre. Je ne supporterais pas qu'il le fasse...
Mon corps tout entier frémit lorsque les canines de Sylas titillent mon lobe. Je reste en apnée.
― Comment a-t-il pu s'attacher à vous alors qu'il vous hait depuis des siècles ? Vous êtes si bon que ça au pieu ?
La tension grimpe dans mon corps. Ne l'attaque pas, William, surtout, ne l'attaque pas !
― Peut-être que je devrais vous goûter pour le savoir...
― Sylas !
La voix de Matthew retentit. Il court vers nous, bouillonnant de haine. Dieu merci. Il saisit son ex à la gorge et l'écrase avec violence dos contre un tronc.
― Putain d'enfoiré ! J'espère pour toi que tu l'as pas touché !
― Relax, on a juste discuté. Dis-donc, il est loin le temps des trouples, hein ?
Je profite de ce moment pour faire redescendre la pression. Je baisse les yeux sur mes mains. Elles commençaient à trembler. Si ses dents avaient ne serait-ce qu'écorché ma peau, j'aurais sans doute cédé et l'aurais plaqué au sol pour le neutraliser. Je ne dois pas réagir. Rien ne mérite que je le fasse. Pas même mon intégrité physique. Mon identité de chasseur est plus importante que tout autre chose.
― Lui, personne l'approche, c'est clair ?! hurle Matthew. Personne le touche, personne le regarde, personne ne le salit ! Le premier qui osera lui faire du mal, je l'étrangle avec ses propres tripes !
Je reste sans voix.
― Tu sais de quoi je suis capable, Sylas... siffle-t-il entre ses dents, venimeux. Ne tente pas le Diable, ou tu finiras par le supplier de te tuer.
Le visage de Sylas blêmit en quelques secondes. Il déglutit et lève les mains dans un rire nerveux. L'espace d'un instant, je crois apercevoir une lueur rouge dans les iris de Matthew. Il finit par relâcher son ex, mais n'en décolère pas moins.
― Qu'est-ce que tu lui as dit ?
Une pointe d'anxiété est palpable dans sa voix. Sylas retrouve son sourire doucereux.
― Oh, on a parlé du fait que votre relation est... spéciale. Avoue que toi et lui, on peut difficilement faire plus contre-nature...
Le visage de Matthew perd ses couleurs. Puis, son regard agrandi dévie lentement pour plonger dans le mien. Dans ses yeux, je vois tout un monde s'effondrer. Le masque vient de tomber. Ma mâchoire se crispe. Je tourne la tête, blessé, sans rien laisser paraître devant Sylas.
― W-William, je comptais te le dire... murmure Matthew, désemparé.
― Aujourd'hui ou demain, ça aurait été pareil, de toute façon. Vous n'avez rien à faire ensemble, certifie Sylas sur un ton dédaigneux.
Lui, il commence à me taper sur le système. Il serait temps de s'énerver un peu. Armé de mon flegme légendaire, je pars me planter devant lui.
― Primo, vous ne décidez pas pour les autres. Je dirais même que vos paroles me motivent à vous donner tort. Secundo, vous ne saurez pas si notre relation continuera, ni ce que nous serons en train de faire, à n'importe quelle heure du jour... comme de la nuit. N'oubliez jamais ça.
Un rictus glacial ponctue la fin de ma phrase. Mon rival se décompose. Satisfait, je me détourne de lui et Matthew m'emboîte le pas, laissant Sylas seul avec son imagination fertile. Au fond de lui, Matthew sait que mon unique but était de remettre ce provocateur à sa place, c'est pour cette raison qu'il garde le silence et que je ressens sa tristesse comme si elle était mienne. Ou bien vient-elle de mon propre cœur ? Pourquoi suis-je si déçu, si anxieux et abattu ? Vampire ou pas, il est le mécène de ma paroisse. Rien de plus rien de moins.
Une fois arrivés sur la terrasse, Sylas nous rattrape en courant et attrape Matthew par le bras.
― Je peux te parler ?
― Non, tire-toi.
― Allez, j'veux juste parler entre mecs, c'est tout. Je vois que tu t'engages avec quelqu'un, je voudrais en discuter avec toi, au calme.
A en voir la réaction exténuée de Matthew, j'en déduis que ce vampire sait manipuler les gens à la perfection et qui a déjà repoussé ses limites dans leur relation un bon nombre de fois. Je n'ai pas besoin d'être un des leurs pour percevoir sa toxicité. Et Matthew ne le menacera pas de mort pour se sauver d'une simple discussion, son ex le sait.
― Je vous laisse en privé, fais-je pour le rassurer.
― Je n'en ai pas pour longtemps.
Je rentre par la baie vitrée et tire le rideau en prenant soin de ne pas fermer complètement la porte. Je ne perdrai pas une miette de leur conversation.