― William, tu prends ton médicament pour la tension, en ce moment ? Je te trouve bien fatigué. Tu ne dois pas t'oublier parce que je suis parti, me réprimande gentiment père Thomas en entrant dans la cuisine.
― Tout va bien, le rassuré-je dans un sourire en sirotant mon thé du bout des lèvres, jambes croisées sur ma chaise. Les températures sont très basses, ces derniers jours, je mets juste un peu plus de temps à m'endormir.
Oublions ma capture, ma vente aux enchères, le fait que j'ai été drogué, agressé et bu par plusieurs vampires, que j'ai tué deux puissants trafiquants de sang, fait l'amour deux fois avec ma bête de sexe et passé toute une journée dans le froid avec une anémie. Un planning tout ce qu'il y a de plus ordinaire pour William Taylor. Le regard de père Thomas s'attarde sur moi tandis qu'il range la théière. Il a compris quelque chose, c'est évident.
― Mon père, fais-je en reposant ma tasse, posez-moi vos vraies questions. Je répondrai à certaines d'entre elles.
― Vraiment ? Toi qui es si secret ?
Je bois de nouvelles gorgées, nonchalant.
― Vous m'avez aidé dans ce projet qui va m'attirer les foudres de nombreuses personnes. Je trouve cela normal de vous rendre la pareille en étant honnête.
― La cause pour laquelle tu te bats est juste, selon moi. Je n'ai pas besoin de connaître ta vie privée pour te suivre sur ce chemin. Je te connais, toi, c'est suffisant.
Il s'assoit face à moi et me sourit. Je le contemple, surpris et heureux de constater que cet homme que j'estime tant place sa confiance et ses espoirs en moi. Je baisse les yeux dans mon thé et fait tourner avec la cuillère, sans laisser transparaître mes émotions un seul instant. Lorsque Leonard m'a confié à lui, Thomas m'a accueilli comme son petit-fils et a fait de ce lieu sacré mon nouveau refuge. Tout ce que je désire est de le savoir en sécurité, je ne veux faire peser aucune menace sur lui.
― Ne vous attirez pas d'ennui en vous impliquant trop, mon père.
― Je ne les fais peut-être pas, mais j'ai tout de même passé les quatre-vingt ans, tu sais, plaisante-t-il. Je veux investir le temps qu'il me reste dans quelque chose de plus grand que notre paroisse.
Il prend ma main entre les siennes.
― Laisse-moi faire partie de ce nouvel avenir, s'il te plaît, mon petit Will. L'unification de nos races est tout ce pour quoi je prie depuis longtemps.
Je contemple de longs instants ses grands yeux bleu fatigués, mais remplis d'espoir. Il n'est pas au courant pour l'Ordre ni pour mon identité. Pourtant, j'ai l'impression qu'il en sait plus que ses apparences de vieil homme détaché des préoccupations de la vie ne le laissent paraître. Connaîtrait-il la vérité à mon sujet depuis tout ce temps ? Aurait-il accueilli un meurtrier sous son toit, lui qui ne supporte pas de tuer une mouche ? Leonard l'a-t-il obligé, envers et contre ses principes pacifistes, à garder le secret et veiller sur moi ? C'est ce que je lis sur son visage cerné, et ce qui me flagelle. Je baisse la tête, affligé.
― Mon père... vous savez. Depuis le début, vous savez...
Son long silence et son regard luisant de tristesse valent mille mots. Mon cœur se charge de toute la culpabilité du monde. Je ferme les yeux en retirant lentement ma main de ses doigts, mais il la retient.
― William, tu as beau être qui tu es, tu n'étais qu'un enfant à ce moment-là. Un enfant seul, en souffrance et en grand danger. Cette école t'a sauvé d'un affreux destin. Là-bas, on t'a mis sur une voie honorable, sous la bénédiction de Dieu.
― « Tu ne tueras point », articulé-je, éprouvé par mes propres péchés.
― Notre sacrement en tant que prêtres ne fait pas de nous des surhommes ou des êtres supérieurs, mon garçon, même si certains aiment le penser. Notre foi a beau parler au nom du Seigneur, nos institutions sont dirigées par des humains imparfaits et souillées par nos actes à tous. Mais aujourd'hui, William, tout est différent. Aujourd'hui, nous avons le choix de changer de voie. Dieu est miséricordieux, il lit dans ton cœur et pardonnera tes erreurs.
Mes mots s'étranglent dans ma gorge nouée :
― « Car je reconnais mes transgressions et mes crimes sont constamment devant moi. J'ai fait ce qui était mal à Ses yeux... Les maux se multiplient sur moi au point que je ne puis les compter. »
― « Un cœur brisé et broyé, Il ne le rejettera pas. Aussi loin que l'Orient est de l'Occident, il éloigne de nous nos transgressions. »
Je relève le nez vers Père Thomas. Nos doigts se lient avec force. Ce soir, je ne parviens plus à sourire, à faire semblant. Je suis arrivé au bout de ce que ma conscience peut endurer.
― Mon garçon, voudrais-tu te confesser ?
Je le regarde avec de grands yeux, bouleversé. Moi qui me condamne pour le simple fait de respirer, ce soulagement de l'âme qui m'était jusque-là interdit m'est offert aujourd'hui. Mon cœur se réchauffe autant que ses éclats m'entaillent. Je vais enfin poser les mots, nommer toutes les vies que j'ai anéanties. Livrer mon fardeau.
L'église est plongée dans une pénombre reposante, éclairée à la lueur des cierges. Assis sur un banc face à l'autel, mains jointes sur ma soutane noire, je tente de retrouver ma sérénité ; en vain. Matthew, tu me manques. Mes choix sont plus injustes envers toi qu'envers quiconque. Malheureusement, nos chemins ne pouvaient que se croiser pour nous mener à plus grand que toi et moi. Je prie ce soir pour pouvoir te retrouver dans un monde meilleur.
― William ? m'interpelle père Thomas.
― Mon père, je vous croyais reparti depuis longtemps, m'écrié-je, inquiet de le savoir encore ici à cette heure. Rentrez, il est bientôt minuit !
― Je m'ennuie chez moi. Je me suis attardé dans ma chambre pour récupérer certains livres, mon vieux cerveau doit continuer à tourner. Tu as pris tes cachets ?
― J'ai pris ce qu'il fallait ce matin.
Je regarde le tube de médicaments qu'il tient dans sa main. Tube dont j'ai retiré l'étiquette.
― J'en ai eu des médicaments pour la tension, tu sais, dit-il d'une voix soucieuse, et ils sont très différents de ceux-là...
Je le scrute de longs instants avant de me résoudre à la vérité.
― Depuis quand savez-vous ?
― Quelques mois. Un matin où j'avais dû entrer ta chambre pour réparer la poignée de la fenêtre, je m'étais cogné contre ton chevet et j'avais fait tomber par maladresse une boîte avec des flacons, des sachets d'herbes et fleurs séchées et pleins de plaquettes de médicaments différents. Autant dire que je n'ai pas vu mon bon vieux Esidrex parmi tous ces noms. Par contre, j'ai reconnu les noms de quelques anxiolytiques et psychotropes...
Je baisse les yeux, un sourire placardé sur le visage.
― Leonard me disait sans cesse de me faire aider en arrivant à Saint Edward, que je devais parler. Parler... pouffé-je, cynique, en pensant aux années de conditionnement à l'école durant lesquelles on nous fermait comme des huîtres. Je me suis donc aidé moi-même, comme je l'ai toujours fait, avec mes propres prescriptions et mon thé au... aux fleurs.
Cette confession attriste Père Thomas, mais il sait que je ne confierai jamais ma santé mentale ni mon passé à quelqu'un d'autre que moi. Mes faiblesses m'appartiennent depuis toujours. L'unique personne à y avoir accès et pouvoir me soulager est Matthew.
― Se droguer... tu crois vraiment que c'est une solution ?
― C'est la mienne. Tout est sous contrôle.
― Mon garçon...
― Ce monde n'épargne pas les gens comme moi, mon père. Et lorsqu'il nous attaque, soit on survit avec nos propres armes, soit on disparaît à tout jamais. Il en sera toujours ainsi.
Il hoche la tête à contrecœur, conscient que ma vie ne sera jamais normale. Un bruit sourd nous interpelle. Je me lève brusquement.
― Mon père, vous devez vraiment partir, maintenant.
― Père William, Père Thomas, mille excuses de vous déranger à cette heure tardive, tonne une voix depuis l'entrée du presbytère.