PDV Matthew
Je me pince l'arête du nez, agacé, et sors mes lunettes de ma poche pour les poser sur mon nez.
― Retire ce sourire insupportable de ton visage ou je rentre.
― D'accord, d'accord, ricane Sylas avant de redevenir sérieux. Bon, tu sais qu'il va te larguer, hein ? Juste pour m'assurer que tu sois pas aveugle.
Je détourne un regard froid pour ne pas lui montrer que ses paroles m'atteignent.
― Tu le sais, ouais, mais tu peux pas t'en empêcher. L'ennemi, Mat', t'es amoureux de l'ennemi... Qu'est-ce que t'espères, au juste ? Un happy end entre un vampire et un curé ? Sérieusement ? Alors que toutes tes autres histoires se sont mal terminées ? T'as assez souffert, tu crois pas ? T'as besoin de quelqu'un qui te comprenne et soit de ton côté, quelqu'un qui prenne soin de toi, qui te fasses du bien.
Il parle tout en me poussant à reculer contre le mur alors que ses phrases se gravent en moi. J'aurais préféré qu'il mente, mais tout ça n'est que pure vérité. Une vérité que je renie comme un idiot. Sa main s'imprime sur la façade, près de mon épaule.
― Je sais que j'fais souvent de la merde, c'est vrai. Mais c'est depuis que je suis plus avec toi que je déraille. Sinon, on est de la même race, toi et moi, on a subi la haine des humains l'un comme l'autre. Et, surtout, je suis le seul qui ne t'ai jamais abandonné.
Ce dernier mot est ancré en moi depuis mon premier jour sur Terre.
― Tous finissent par le faire un jour, Mat, en particulier les humains. Moi, quand est-ce que je t'ai abandonné ?
― Tu te fous de ma gueule ? Tu m'as brisé le cœur en allant te faire sauter par Karl !
― Oh, bébé, je sais. J'ai beau en rire, je sais que j'ai merdé. Mais on n'a pas le droit à une seconde chance ? Les gens s'en donnent tout le temps.
― Tu me harcèles depuis plus de cent ans.
― Je te cours après pour rattraper mes erreurs, c'est ça l'amour, non ?
― Tu m'as soulé à Varsovie en 1989 pour coucher avec moi !
― Chéri, chéri, sourit-il, j'étais tout aussi arraché que toi. J'pensais pas qu'un mec aussi solide que toi s'attarderait sur une telle broutille.
Mon estomac se noue. Je garde le silence, éprouvé par un flot d'émotions contraires et conflictuelles. La colère s'évanouit derrière un profond mal-être. Une broutille ? Une broutille... Ce mot se calque au souvenir. Je baisse les yeux.
― La seule personne qui ne pense qu'à toi depuis tout ce temps, tu vas continuer à la repousser éternellement ? poursuit-il.
Il retire lentement mes lunettes et les fourre dans la poche de sa chemise.
― J'ai des défauts, mais qui n'en a pas ? Tu en as aussi, tu sais, et pourtant, je continuais à te gâter.
Me gâter ? Il était surtout capricieux et violent. De l'autre côté, je ne peux pas nier qu'il était affectueux. Je suis persuadé d'avoir été victime de son comportement, mais peut-être en étais-je la cause, certaines fois ? Suis-je égoïste au point d'oublier mes propres torts ? Je l'ai bien été avec William... Un brouillard mental s'installe dans mon esprit.
― Tu crois qu'il va réagir comment, ton prêtre, quand il apprendra à te connaître en couple ? Même s'il accepte le fait que tu sois un vampire, il a l'air d'une rigidité folle, dit-il en haussant les sourcils. Avec son étroitesse et ses principes de vie... Sérieusement, t'imagines pas vraiment que vous êtes compatibles ?
― Arrête.
― J'essaie juste de t'ouvrir les yeux, bébé.
Il dépose un léger baiser sur ma joue et j'écarte ma tête avec une moue écœurée. Sa voix sucrée... Je réalise juste à l'instant qu'il me parle avec cette voix que je déteste. Il effleure ma cicatrice du bout du pouce.
― Il sait que des prêtres sont à l'origine de tes premières souffrances ? qu'ils ont toujours bousillé ta vie ? Il sait qu'il en sera toujours le reflet ? Non. Et même s'il le savait, ses principes passeront toujours avant toi. Tu sais que j'ai raison. Au fond de lui, tu ne mériteras jamais son amour.
Je me mords la joue pour contenir ma douleur. Avec Sylas, le contraste entre mes espoirs et la réalité est d'une atroce évidence. J'aurai beau aimer William de tout mon être, lui donner tout ce que j'ai, nos mondes sont trop différents. Au-delà d'être un prêtre, il est le Stratège. Il ne fréquentera jamais un vampire, ce sont ses propres mots. Ma poitrine s'alourdit.
― En plus, je connais tes goûts en matière de sexe, bébé. Tu crois qu'il appréciera de se faire mordre pendant l'acte ? Sois pas ridicule, ricane-t-il. Toi et moi, au moins, on est de la même trempe.
Sa bouche se rapproche de la mienne, je tourne la tête.
― Et je saurai te faire du bien...
Ses mains glissent sous mon pull tandis que ses lèvres caressent ma joue. Mon corps se raidit et la hargne contre lui monte, mais mes membres ne répondent pas. Le rejet de William est la seule pensée qui tourne en boucle dans ma tête. Mon esprit est brumeux, plus rien n'est clair. Un poison familier s'est infiltré en moi et m'engourdit. Il a osé, ce connard a putain d'osé...
― Ne me touche pas, articulé-je dents serrées.
― Tu sais qu'il n'y a que moi qui t'acceptera tel que tu es, Mat'.
― C'est lui que j'aime, pas toi.
― Bordel, mais fous la paix à ce curé ! T'es pas à sa hauteur, tu le mérites pas. Tout ce que tu vas faire, c'est ruiner sa vie et te faire jeter comme une merde, encore et encore !
Mon cœur se déchire. La bouche de Sylas se faufile dans mon cou pour y déposer des baisers qui, autrefois, m'enflammaient. Il saisit mon menton pour m'embrasser, mais je tourne la tête pour l'éviter. S'il n'avait pas utilisé son pouvoir sur moi, je l'aurai déjà explosé.
― Je t'ai dit non, putain.
― Sérieux ? Je me demande ce que t'as à offrir si t'es même pas foutu de m'embrasser. Ahh... bon OK, pas de baiser.
Il fourre les doigts dans mon jogging et m'empoigne les parties. Je sursaute et il profite que j'ai la bouche ouverte pour fondre dessus. Cet enfoiré ! Je vais le tuer ! Je saisis son poignet pour retirer sa main, mais avec ma léthargie, il a le dessus sur moi.
― Arrête !
Des applaudissements retentissent. Nous tournons la tête. William... ! Ça y est, la question ne se pose plus, j'ai définitivement tout ruiné.
― Splendide.
― William, je ne voulais pas...
― Tu ne voulais pas ? Ha ! T'as l'air d'apprécier en bas, en tout cas, se moque Sylas.
William s'approche avec un regard d'une noirceur que je ne lui connaissais pas. Je ne sais plus où me mettre. Je repousse mon ex du mieux que je peux, juste assez pour retirer sa main.
― Un pervers manipulateur dans toute son excellence. Il serait temps de consulter un psy.
Sylas éclate de rire.
― Qu'est-ce que tu connais de ça, toi, du haut de ta petite vingtaine ?
― Je m'y connais très bien en ordures. Quel que soit ton âge, j'ai vécu avec des salops depuis certainement plus tôt que toi.
Je hausse les sourcils. Je n'avais encore jamais entendu William employer d'injures. Lui qui s'exprime toujours avec politesse et raffinement...
― Te mêle pas de ce qui te regarde pas et tout ira bien, le menace Sylas.
― Ce qui concerne Matthew me concerne.
Je le fixe, stupéfait.
― Ha ! Me fais pas rire. T'as juste envie de pimenter un peu ta vie. Ensuite, tu le jetteras comme les humains le font toujours.
William sourit derrière son poing. Si mon ex connaissait son identité, il n'aurait jamais parlé de pimenter sa vie. Il croise les mains dans son dos et avance vers nous.
― Va-t'en. Immédiatement, ordonne William.
Sylas lui fait face, la lèvre retroussée.
― Ne t'attire pas d'ennui pour rien, William, fais-je, inquiet de le voir se trahir.
Son regard froid se braque sur moi.
― Tu n'es pas rien.
Ma poitrine se comprime.
― Et c'est reparti pour les violons, le raille Sylas. Putain, t'es doué pour donner de faux espoirs aux gens. Ta fonction de prêtre, je présume ?
Il éclate d'un rire cynique. William ne bouge pas d'un millimètre.
― Allez, mon père, tire-toi.
A l'instant où Sylas m'attrape par le bras, William le saisit par l'épaule, lui lève le coude dans le dos et le plaque au sol brutalement, un genou au creux des reins.
― Putain, j'vais te tuer, enculé ! hurle mon ex en se débattant.
William ferme les yeux comme s'il regrettait déjà ses futures paroles, puis finit par s'approcher de son oreille :
― Ne touche plus jamais Matthew, ou je t'en ferai passer l'envie moi-même.
Il le libère et se relève. Sylas est en pleine crise de nerfs, la situation va dégénérer. Loin de lui et aidé par l'adrénaline, j'arrive à chasser les effets engourdissants de son pouvoir. Avant qu'il ne devienne violent avec William, je l'attrape par la chemise et l'écarte de lui. Mon poing atterrit dans la mâchoire.
― Ne t'avise même pas de le frapper ou je te réduis en miettes !
Sylas effleure sa joue rougie en toisant William d'un sale œil et quitte rapidement la terrasse dans un grognement. Ce salop ne porte pas son surnom d'Empoisonneur pour rien. Ses insultes sont encore audibles depuis le parking, de l'autre côté de la maison. Une fois que le vrombissement de son moteur s'éloigne, un lourd silence s'abat entre nous.
Je regarde William, immobile. Malgré son calme apparent, je le sens bouillonner de colère. Je n'aurais jamais pensé qu'il aurait risqué d'attirer l'attention d'un vampire en le malmenant, pour moi... Il me dévisage de longs instants avec un air indéchiffrable, puis se détourne. Je m'en veux terriblement.
― Je suis désolé, William. Vraiment désolé.
Des siècles de pertes, de décès, de cœurs brisés après de merveilleuses promesses me reviennent en mémoire. Je m'adosse contre un mur et me prend le visage dans la main.
― J'ai tout entendu, Matthew. Dans la moindre virgule.
― Donc j'ai pas besoin de répéter ce que Sylas a dit. Tout est vrai. Tu es libre d'aller où tu veux, tu ne me reverras plus. Ne t'inquiète pas, je continuerai à payer les frais de l'église et je finirai tous les travaux engagés.
Il saisit ma main et dépose mes lunettes au creux de ma paume, puis soulève mon menton et capture mon regard.
― Plusieurs choses : je ne déteste pas les vampires. J'ai un passif difficile avec eux, certes, et j'ai des raisons qui font que j'ai du mal à rester près de vos canines, mais je ne vous ai jamais détestés.
Et pourtant, il en a maîtrisé un pour me défendre et il se tient tout près de moi, malgré le danger que je lui inspire. Derrière son expression paisible, je sens qu'il se bat contre une foule d'émotions, trop nombreuses pour pouvoir toutes les décrypter.
― Ensuite, je ne suis pas un cul-béni intransigeant et ennuyeux. C'est peut-être l'impression qu'on a de moi, mais ce n'est pas le cas, se justifie-t-il, presque vexé.
Oh, crois-moi, je le sais, mon cher William... Après une longue hésitation, il prend mes mains entre les siennes.
― Ecoute, nous avons tous commis des erreurs plus ou moins graves. Le principal est de ne plus les reproduire et de chercher à devenir une meilleure version de nous-mêmes.
Je ferme les yeux.
― J'ai tué, William. J'ai tué beaucoup de monde. Par loyauté à des rois ou à mes amis, par vengeance, par amour... j'ai tourmenté et tué un nombre incalculable d'humains et de vampires. En Italie, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. Je ne pensais qu'à oublier mon enfer en devenant celui des autres. C'est ce vampire-là qui t'a fait du mal.
Un prêtre classique aurait pris peur ou m'aurait jugé au nom de Dieu – je connais leurs réactions par cœur. Si les vampires leur inspirent du mépris, un vampire sanguinaire les effraie au plus haut point. Mais lui, malgré sa surprise et ma dangerosité, se contente de me dévisager.
Comment peut-il rester aussi calme alors que je suis censé l'effrayer ? Quand je pense qu'un prêtre italien aurait pris ses jambes à son cou simplement en entendant l'un de mes noms... Le cliquetis des croix de mes victimes autour de mon cou hantera leurs nuits à jamais. Quelque part, William pourrait-il me comprendre en tant qu'assassin ?
Il entremêle ses doigts aux miens.
― Ecoute, tu as toujours essayé de faire au mieux, mais lorsque tout s'est encore écroulé autour de toi, tu as sombré dans la vengeance et tu as laissé les ressentiments te dévorer. Tu peux toujours retrouver les valeurs que tu possédais autrefois et être en accord avec toi-même.
Mon menton retombe.
― J'ai été quelqu'un de bien pendant si longtemps...
― En quatre-vingt-dix ans, les humains ont le temps d'évoluer et de devenir bons ou mauvais à cause de leurs blessures passées. Je n'imagine pas le nombre d'évolutions qu'un vampire connaît en traversant les âges et en subissant les pires horreurs de l'humanité.
Son empathie me surprend et me réchauffe le cœur. Si peu d'humains comprennent ça...
― Commence à fréquenter les bonnes personnes, ajoute-t-il. Tout commencera à changer.
― Et si cette meilleure personne pour moi, c'est toi ?
Il me renvoie un sourire chagrin.
― Je suis loin, très loin d'être la meilleure personne pour qui que ce soit, crois-moi...
― Tu es le seul à m'avoir sorti de ce cycle morbide qui durait depuis quarante ans. Peu importe tes erreurs, moi, c'est en toi que j'ai foi. Tu es le seul en qui je veux croire.
Il se pince les lèvres, ému, et cueille ma joue dans sa paume. Je ferme les yeux pour me noyer dans sa chaleur.
― Si tu veux placer ta confiance en moi, évite ton ex à tout prix. Son emprise sur toi est dangereuse.
― Il n'avait pas utilisé son pouvoir sur moi depuis très longtemps, grommelé-je. Il a vu une faille, il s'y est engouffré. Même en employant la violence, ce type est increvable.
Il réfléchit un instant. Je sais qu'il est partagé entre son devoir et sa bienveillance, mais il ne doit pas risquer sa vie pour moi.
― Ne me fais pas passer avant tes activités. Elles sont plus importantes et tu le sais.
― J'ai déjà fait mon choix au moment où je me suis interposé.
Son doux sourire me laisse entrevoir l'espoir d'un amour naissant, mais je le renie.
― Tu es trop bon avec les gens.
Il me répond par un rire léger. Il sait que je l'incite à me corriger, à me répondre qu'il n'aurait pas pris de tels risques pour n'importe qui, mais il se contente de me dévisager avec une expression malicieuse, sous-entendant « tu ne me feras pas dire ce que tu veux entendre ». Flair-play, je hoche la tête. Je me contenterai de cette complicité.
― Est-ce que je peux en conclure que tu ne me repousseras plus ?
― C'est... plus compliqué que ça. Mais la situation étant éclaircie, j'ai des raisons de penser que tu ne m'attaqueras pas.
Malgré l'assurance sereine qu'il affiche, son anxiété est toujours présente. En réalité, il n'en sait rien. Il espère juste que je le rassure et tienne parole. Je fourre mes lunettes dans ma poche de pantalon et serre fort mes doigts entre les siens au lieu de le serrer dans mes bras, comme je meurs d'envie de le faire. Je ne dois pas me précipiter ni le brusquer.
― Le Matthew que tu as devant toi ne te feras pas de mal. Jamais.
― Et celui qui hait les hommes d'église ?
― Celui-là n'existe plus pour toi.
Il acquiesce, soulagé, malgré ses doutes. Je me félicite d'avoir résisté à son sang dans la salle de bain, lorsque je le soignais. C'est une preuve de confiance pour lui. Je dépose un très léger baiser sur le dos de sa main.
― Et si on se changeait les idées ?
― Qu'as-tu en tête ?
Une nouvelle vérité.
― Une activité qui plaira à un gentleman tel que toi.