Si je suis jeté en pâture à la foule, c'est que Sylas n'a pas choisi d'informer Langlois et Raven de ma présence. Le cas contraire, ils n'auraient jamais permis que le sang d'un ennemi aussi précieux profite à des vampires lambdas.
Si l'on prend en compte le retard de l'annonce et leur moment privilégié dans les jardins, ma vente a été calculée et organisée en interne par quelqu'un qui avait les moyens d'agir sans être importuné. Ce qui alimente mon hypothèse qu'une certaine personne se trouve ici, ce soir. En temps normal, je m'en serais réjoui, mais je manque curieusement d'enthousiasme.
Je prends une profonde inspiration et observe le fond de la salle. Ne pas voir Matthew me navre et me rassure à la fois. S'il m'avait vu sur scène, il aurait mis sa propre vie en danger pour me sauver.
― Mille livres ! s'écrie un premier acheteur.
― Dix mille !
― Trente !
― Cinq cent mille !
Cette dernière offre impose le silence dans l'audience. Tout le monde se tourne vers un individu au masque d'oiseau.
― Personne d'autre ? Parfait, s'empresse de conclure le présentateur. Cinq cent mille une fois, cinq cent mille deux fois, cinq mille trois fois... adjugé !
La vente s'est clôturée aussi vite qu'elle a commencé. Beaucoup d'intéressés foudroient l'acheteur d'un regard noir tandis que d'autres tentent de l'amadouer pour le convaincre de me partager, mais il reste imperturbable et garde les yeux rivés sur moi.
Je suis tout aussi impatient que mon acquéreur de le rencontrer. Je dois confirmer mes théories ou je ne mourrai pas en paix.
Je suis remis sur mes pieds et poussé par les gardes en coulisses sous les protestations d'un public indigné. On me guide dans un long couloir dans lequel se trouvent de nombreux salons privés, puis je pénètre dans une pièce tamisée par des éclairages à la lueur chaude. Au centre, un grand canapé avec une large méridienne, capable d'accueillir deux personnes ; sur le côté, une console où reposent du vin et plusieurs flacons aux couleurs peu inspirantes. Parmi eux, je reconnais l'Oniria.
Les gardes prennent congé lorsque l'acheteur entre. Et la porte se referme. Il retire le bâillon de ma bouche. A son auriculaire gauche, je remarque une chevalière en or d'un ordre bien particulier. Je le savais. Je remue les lèvres une fois libéré du tissu.
― Si les gens savaient que vous vous rendez à ce genre de soirées, monsieur le maire...
Il part nous servir deux coupes de vin rouge.
― Puisque vous savez déjà qui je suis...
Il retire son masque sur ces mots et le pose sur la console avant de passer sa main dans ses cheveux poivre et sel.
― Vous êtes un homme plein de surprises, père William, dit-il en remplissant les verres.
Je profite qu'il ait le dos tourné pour me baisser et tenter de m'infiltrer à l'intérieur de ma botte. Je me contorsionne, me plie en deux presque à m'en déboîter l'épaule, mais impossible d'accéder à la dague avec les poignets liés. Il se tourne avec les verres et je remonte aussi sec, l'air de rien.
― Mais après tout, rien d'étonnant venant du protégé de Leonard.
Mes yeux s'écarquillent. Il sait. Il sait qui je suis... C'est donc pour cette raison qu'il m'a acheté.
― Vous connaissez aussi Leonard, fais-je sur un ton détaché.
― J'en sais bien plus que vous ne l'imaginez, William Taylor.
Je me raidis. Il connaît donc mon histoire.
― Bien. Un point partout, monsieur Campbell. Quoique, j'ai peut-être un coup d'avance, vous concernant. Mais vous avez l'habitude d'être à la traîne, n'est-ce pas ?
Il ricane et s'approche. Quand il présente la coupe de vin à ma bouche, mes lèvres restent closes.
― Ce n'est rien d'autre que du vin, mon père.
― Pardonnez-moi, mais je ne boirai rien qui vienne d'un vampire, ici.
La surprise est lisible sur son visage.
― C'est ce que vous pensez, que je suis un vampire ?
― Cela fait un moment que je l'envisage. Votre présence au bal, ainsi que la fine goutte de sang séché sur votre manche et votre chevalière de l'Ordre des Traqueurs confirment cette hypothèse.
Ou du moins, celle à laquelle je veux vous faire croire afin de me mener à la vérité. Il affiche un air froissé.
― Cette chevalière appartenait à mon père et à mon grand-père avant lui, explique-t-il en allant reposer ma coupe sur la console. En tant que traqueurs dans l'ordre, ils ont tué de nombreux hommes d'église qui faisaient la guerre aux vampires. Mais l'évêque Ramsey a fait un carnage dans leurs rangs et...
― ... Et l'ordre s'est éteint peu à peu, ne laissant plus que de vieux récits et des héros oubliés.
Il acquiesce lentement.
― Je n'ai pas participé à ces guerres contre les vampires, monsieur Campbell.
― Mais vous dirigez la cellule Londonienne de l'Ordre vatican et massacrez des vampires depuis des années.
― Vous savez très bien quel genre d'individus j'élimine. N'essayez pas de m'accuser, cela ne fonctionnera pas avec moi, dis-je en faisant quelques pas, nonchalant. En revanche, en ce qui vous concerne, vous n'agissez que dans votre profit.
― Mon profit ? Je veux rendre aux vampires ce qu'on leur a volé, répond-il en venant vers moi. Le droit de ne pas mourir de faim, le droit au sang.
― En tuant et en torturant des humains librement ? Intéressant. Vous avez quelques millénaires de retard.
― Ce sont les conséquences de violences et de discriminations qui ont trop duré, réplique-Campbell, agacé. De toute façon, les vampires sont en haut de la chaîne alimentaire. Diriez-vous à un fauve de se restreindre face à une gazelle ?
― C'est donc ça, votre souhait ? Redonner aux vampires les pleins pouvoirs et le droit de tuer comme des animaux ?
― Non. Mon projet à moi est d'obliger tous les Anglais à donner leur sang toutes les deux semaines, jusqu'à un litre, selon la demande.
Je le fixe avec des yeux écarquillés.
― On ne vous a jamais dit que vous étiez fou ? Le premier ministre n'autorisera jamais...
― Ah, ne me parlez pas de ce pauvre homme sénile. Depuis son hospitalisation, tout le monde le sait, ce n'est qu'une question de temps avant que la vice premier ministre n'accède au pouvoir. Et son mari étant un vampire connu pour ses pouvoirs de « persuasion » ...
Pour ne pas dire « manipulation mentale ». Un puissant vampire tirera donc les ficelles de notre gouvernement en utilisant les humains les plus influents comme des marionnettes. Et j'imagine que le roi ne fera ne pas l'exception... Si l'on ne fait rien, la situation sera bientôt dramatique.
― Les chrétiens se sont affaiblis, ces dix dernières années, déclare-t-il. Les prochaines élections vont tout changer pour l'Angleterre.
― Vous allez replonger le pays dans le chaos...
Il lâche un éclat de rire. Campbell est bien plus dangereux que je ne le pensais. Ces informations doivent être rendues publiques ou c'est notre pays tout entier qui en fera les frais.
― Vous savez beaucoup de choses, mon père, mais la connaissance ne sauve pas le monde. Un pays n'est pas contrôlé par des érudits. Pas quand l'humanité est façonnée par l'argent et que les vampires peuvent manipuler les humains à leur guise.
Il avance, m'incitant à reculer jusqu'à m'acculer contre le bord du canapé.
― Vous n'êtes qu'un héros en carton, William Taylor. Une épine dans le pied. Et, ce soir, je vais enfin me débarrasser de cette épine après des années de calvaire.
― Allez-y, rétorqué-je en haussant les épaules, ma vie importe peu. Il y aura quelqu'un d'autre après moi et une nouvelle épine pour vous.
En vérité, je n'ai aucune idée de quand mon successeur serait mis en place, mais j'aime à croire qu'ils seraient rapides. Malheureusement, n'ayant pas pu établir de connexion en appuyant sur mon oreillette, mon équipe ne dispose pas de ces précieuses informations. J'ai donc l'interdiction formelle de mourir pour le moment. Continuons plutôt à le faire parler, j'aimerais confirmer certaines choses.
― Dites-moi où se cache Leonard, reprend-il. C'est lui qui forme les recrues, c'est lui qui...
― Vous n'êtes pas un vampire.
Il a un mouvement de recul.
― Pardon ?
― En réalité... excusez-moi.
Je fais un pas en avant et il s'écarte naturellement sur mon passage avec une moue hébétée.
― En réalité, vous êtes un humain ordinaire qui veut se sentir exceptionnel, fais-je avec une désinvolture provocante, et quoi de mieux que briller au sein des vampires pour le devenir ?
― C'est... c'est faux !
― Vous souffrez d'un syndrome du sauveur, saupoudré d'un harcèlement scolaire dans votre école privée, encore mal digéré aujourd'hui. Une jeunesse fade, peu d'attention – du moins, pas celle que vous recherchiez. Votre père a quitté le domicile familial, si ma mémoire est bonne. Le petit Ben Campbell a dû endosser le rôle du paternel dans le cocon familial très jeune. Toutefois, malgré tous vos efforts, les autres vous traitaient comme un enfant quelconque. Misère, avez-vous un mouchoir ? Je sens les larmes monter.
Je lâche un soupir dramaturge.
― Quoiqu'il en soit, vous avez un cruel manque d'estime de soi et vous compensez en visant le sommet des héros. Sauf que vous vous êtes perdu en chemin, Ben, vous avez viré du côté des vilains.
Son visage décomposé se crispe dans une moue de haine.
― Vous ne savez rien ! Rien du tout !
Il m'attrape par les pans de mon costume.
― J'étais aimé par tous, à l'université ! Les gens ont tous fini par reconnaître ma valeur !
― Mes excuses. Dites-moi donc, combien de ces collègues et vampires qui vous « aimaient » comptez-vous parmi vos proches, aujourd'hui ?
Sa lèvre se retrousse et ses doigts se resserrent.
― Vous semblez un peu sur les nerfs, Ben. Où sont-elles, ces jolies canines ?
― Taisez-vous !
― Ah, trahi par son propre corps d'humain...
― Je ne suis pas un simple humain ! Je suis un dhampire !
Un sourire étire le coin de ma lèvre. Bingo. Il me plaque avec violence contre un mur.
― Ma mère était faible, une erreur de la nature. Mais moi, je suis comme mon père ! Les vampires les plus importants de Londres le savent et me respectent pour tout ce que je fais pour eux ! C'est grâce à moi s'ils peuvent se nourrir malgré les nombreuses discriminations qu'ils subissent !
― Je comprends. Ce doit être terrible d'avoir raté une marche dans la génétique et de finir en sous-vampire. Vous n'avez pas leurs capacités, mais n'êtes pas non plus un humain. Vous ne pouvez même pas offrir votre sang pour leur sauver la vie. Quelle ironie pour un sauveur, vous ne trouvez pas ?
Il me projette sur le sol, furieux, et se dirige vers la console. Le fessier endolori, je m'assois par terre et le contemple alors qu'il noie sa frustration dans le vin. Encore un qui aura pris le pouvoir pour combler son complexe d'infériorité... Je profite d'être hors de sa vue pour tenter d'appuyer sur mon oreillette avec mon épaule, mais entre mes cheveux et l'épaisseur de ma veste de costume, la tâche s'avère laborieuse. Après de longues secondes à me tortiller et jouer avec mon épaulette...
― William ? s'écrie Adam. Tout va bien ?
Enfin... Avec lui, je n'aurai pas besoin d'être explicite, il prendra les mesures nécessaires. J'espère juste qu'il ne compromettra pas le plan. Nous travaillons ensemble depuis longtemps, il connaît mes priorités. Cette opportunité est trop précieuse pour la laisser passer.
― J'ai promis de vous laisser un moment à quelqu'un avant d'en finir, lance Campbell en buvant quelques gorgées, dos à moi.
― Un homme comme vous ne veut pas se salir lui-même les mains. A qui allez-vous confier mon assassinat, monsieur le maire ?
― Votre sang me rapporte trop pour vous tuer tout de suite.
Bien sûr. Cette vente aux enchères n'était qu'un prétexte pour me clouer à la potence. Même si je réussissais à m'échapper, il était sûr de me condamner avec cette exposition publique. Ce ne sera qu'une question de temps avant que tous ces vampires ne me rendent visite à Saint Edward.
― Will, murmure Adam, Campbell est là et il menace de te tuer ?
― Oui, évidemment, dis-je en réponse implicite à mon ami. Et ici, dans ce salon privé, personne ne pourra vous accuser, une fois que vous vous serez enfui comme un lâche.
― Bordel de... OK, reçu, articule calmement Adam. T'inquiète, je vais faire mon possible pour te sortir de là sans tout foutre en l'air.
Merci, Adam. Campbell se tourne vers moi pour me lorgner d'un sale œil, siffle son verre d'une traite et enfile son masque d'oiseau avant de se diriger vers la sortie.
― Je reviendrai peut-être admirer ce qu'il restera de votre cadavre, à la fin de la nuit.
En voyant Sylas franchir le pas de la porte après lui, mes yeux roulent au ciel.
― Salut, mon père, lance-t-il fièrement en retirant son masque de loup. Tu t'attendais pas à ce que ce soit moi qui découvre que t'es le Stratège, hein ? Avoue.
― Dis-moi plutôt qui t'a mis sur la voie, rétorqué-je en me remettant debout. Je ne croirai jamais que quelqu'un d'aussi superficiel et pauvre que toi intellectuellement ait pu me démasquer tout seul.
Sa bouche se froisse. Il vient se planter devant moi et relève le menton.
― T'as pas honte d'avoir utilisé Matthew pour venir ici ?
― Je ne lui ai rien demandé.
― Ouais, c'est ça. Putain de manipulateur.
― Dit celui qui a manipulé, harcelé et agressé son ex petit-ami plusieurs fois.
La haine luit dans ses yeux. Il envoie son poing dans ma joue. Je vacille un instant contre le mur.
― Ahh ! Putain, ça fait du bien... J'ai bien fait de rester. J'ai hésité à me barrer direct après t'avoir balancé à Campbell, mais fallait que je te vois misérable. Toi, le grand Stratège de Londres, perdre face à moi... Non, c'était beaucoup trop beau.
Il m'empoigne par les cheveux et me dévisage.
― Matthew a choisi notre ennemi numéro un à l'un de ses semblables. Qu'est-ce que t'as de plus que moi ? Hein ? Rien du tout. Et sûrement pas la beauté, j'ai un million de fois plus de sex-appeal que toi.
― La beauté d'une personne ne se mesure pas à sa plastique.
― Ah, ouais ? A son charisme ? Je suis toujours mieux que toi.
Je réponds dans un soupir las.
― Je pensais qu'un vampire aussi vieux que toi aurait appris ces choses-là depuis longtemps, mais, manifestement, nous ne naissons pas tous égaux.
― Ta gueule ! Dis-moi ce que tu as de plus que moi ! Ce petit sourire d'ange en permanence sur ta bouche me file des boutons, grince-t-il, dévoré par la jalousie. Et ce visage toujours serein, ce flegme insupportable, cette confiance comme si tu contrôlais tout le monde... alors que je suis sûr que tu te pisses dessus en ce moment-même.
Je me retiens de répliquer pour ne pas l'offenser davantage, son examen minutieux de mon visage suffisant amplement à l'irriter – et à m'amuser. Mon absence de réaction le fait serrer les dents.
― Bon, c'est donc toi qui vas me tuer ?
― Hein ? Absolument pas. Je me mouille pas jusque-là.
― Hmm. Tu ne vas pas non plus récupérer mon sang pour le vendre ? Ce serait judicieux pour recommencer une nouvelle vie ailleurs, vu ce qu'il t'attend lorsque Matthew apprendra que tu m'as vendu au maire. Tu sais qu'il me cherche déjà, à l'heure actuelle ? fais-je pour le titiller.
Il camoufle son angoisse derrière son dédain habituel.
― Peuh ! Je n'ai pas besoin de ton sang, Campbell m'a payé cher pour l'info. Et puis, Mat n'a aucune idée de l'endroit où tu as été emmené, il n'était pas avec toi. J'ai fait gaffe à tout, se vante-t-il. Tu seras déjà mort et moi loin d'ici quand il te retrouvera. De toute façon, il ne me fera jamais de mal. Au fond de lui, il tient à moi, que ça te plaise ou non.
Je ne peux m'empêcher de glousser.
― Quoi ? Pourquoi tu rigoles, putain ?
La porte s'ouvre en grand.