PDV Matthew
Le moteur de ma voiture ronronne jusqu'à arriver sur le parking devant l'église. Je sors et claque la portière avec force. Je ne sais plus quoi penser. Quoi faire. Les paroles de ma sœur tournent en boucle dans ma tête et m'accusent de la pire trahison. Envers ma famille, envers mes proches, envers tous ceux qui ont péri au nom d'une foi meurtrière.
La voix d'Eliott s'ajoute pour enfoncer le clou : « T'inquiète, personne n'osera provoquer Lyssa ». Une douleur vive se mêle à la rancœur. Ma mâchoire se contracte. Lyssa n'a rien à voir avec William ! Cet humain n'est qu'un curé comme un autre. Lui qui joue les garçons supérieurs... Lorsqu'il verra mes canines, il comprendra qu'il n'avait pas décelé le principal à mon sujet et me haïra sans hésiter.
Il n'est rien d'autre qu'un prêtre ordinaire, une belle coquille qui me jugera et me méprisera comme tous les autres.
J'utilise mes clefs pour déverrouiller les portes et les ouvre dans un grand fracas.
― Q-qui est là ? Matthew ?
Sa voix légère résonne. Elle sera bientôt brisée. Je referme les portes et marche à pas rapides dans l'allée en sa direction. Je le découvre agenouillé devant l'autel, éclairé par les rayons lunaires qui traversent les vitraux colorés. Il me dévisage avec un air interloqué. Je suis sûr qu'il prie son Dieu toutes les nuits pour le bien de l'humanité. La religion, c'est tout ce qui guide sa vie. Aveugle et borné, comme toujours.
Alors que je m'apprête à le soulever du sol, je remarque ses yeux rougis. Ils sont même... brillants ? Je m'arrête devant lui, crispé de tous mes membres. Vas-y, fais-le ! Tu dois le faire !
― Qu'est-ce que vous avez ? demandé-je froidement. Vos yeux sont bizarres.
― Oh, rien, juste... mes allergies.
Il ment. Putain, il ment. Mes dents et mes poings se serrent.
― Matthew, pourquoi êtes-vous ici ?
Je me raidis. La vision de mes poings s'écrasant sur son visage défile sous mes yeux. Ses cris, sa douleur... Mon estomac se comprime.
― Matthew ?
Mon nom dans sa voix, plus douce encore que d'habitude, perce mon illusion de violence. Pourquoi me paraît-il si fatigué ? Si vulnérable ? Une très fine odeur de sang – quasi imperceptible – parvient à mes narines. Des bribes d'émotions effroyables dansent autour de lui. Il est blessé. Et il a pleuré.
― Il s'est encore passé quelque chose.
Je prononce ces mots d'une manière plus sèche que prévue. Son expression s'affaisse un instant, puis il cache son angoisse naissante derrière un sourire angélique.
― Absolument pas, tout va bien.
Ce nouveau mensonge ne fait que m'irriter. Pourquoi ne me dit-il pas la vérité ? Je suis là pour lui depuis des jours ! Maintenant que j'y pense, c'est la seconde fois en très peu de temps qu'il est aussi mal en point. A moins qu'il soit allé traîner dans des quartiers malfamés, après ma conversation avec Eliott, aucun vampire n'aurait osé s'attaquer à nouveau à lui. Pour un prêtre, il semble avoir une vie nocturne agitée, voire dangereuse.
Je le fixe en silence, rattrapé par la pire idée qui soit. Non, pas lui... pas lui... Il déglutit tout en m'analysant d'un regard inquiet.
― I-il se fait tard, bredouille-t-il en se relevant.
Il prend appui sur son genou gauche. Son visage se crispe dans une légère grimace lorsque son pied son pied droit touche le sol. Qu'est-ce qu'il a à cette jambe ?
― Père William, montrez-moi vos blessures.
― Je ne suis pas blessé, réplique-t-il. Maintenant, si vous le permettez, je vais...
― J'admire votre self-control, mon père. Mais vous mentez comme vous respirez.
Il me dévisage, pris au dépourvu.
― Ne redevenez pas irrespectueux, rétorque-t-il en se détournant.
― Alors, montrez-moi vos blessures, répété-je dans un rictus grinçant. Je ne vous ai pas déjà soigné, cette semaine ?
― ... S'il vous plaît, partez.
Je ferme les yeux dans une profonde inspiration. La tension et l'irritation montent encore d'un cran. Il ne me montrera rien. Mais je dois savoir, ce soir. Peu importe s'il me déteste encore en plus, je dois constater par moi-même qu'il est innocent. Je l'empoigne par le bras et le plaque à plat ventre contre l'autel.
― Q-qu'est-ce que vous faites ? Matthew !
Je bloque ses coudes dans son dos et glisse une main sa soutane blanche pour faufiler mes doigts dans l'élastique de son pantalon.
― Non ! Pas ça, je vous en prie ! m'implore-t-il en se débattant.
Je baisse le pantalon et tire sur sa robe jusqu'à la déchirer pour découvrir sa jambe droite. Lorsque mes yeux tombent sur son mollet, je me pétrifie : un serpent. Un serpent scarifié, encore sanguinolent. La marque du démon... Un vent glacial s'abat à cet instant sur l'église et le peu de cierges qui brûlaient encore est soufflé. Je relâche ma prise. William se retourne lentement pour me faire face, tremblant de tous ses membres et les yeux scintillants de larmes.
― Matthew, pitié... Je... ce soir, je n'en peux plus...
Il s'effondre peu à peu à mes pieds, au milieu des morceaux de tissus blancs. Je reste immobile devant lui, statufié par le choc. William. Mon William est le Stratège... A présent, c'est ma race qui l'impose : cet humain doit mourir. Il est l'ennemi qui menace la sécurité des nôtres. Je dois l'éliminer sur-le-champ.
Pourtant, je me contente de le regarder, incapable de bouger. Ce garçon d'une intelligence supérieure est à la tête d'une troupe de chasseurs de vampires et mène une double vie de meurtrier dans le plus grand secret. Voilà pourquoi il était blessé, lundi soir. Il n'est pas un petit prêtre prude, sage et sans histoires, il est le centre d'intérêt de Scotland Yard comme des vampires depuis plusieurs années.
Son ami Keith, le père Thomas... désormais, j'en suis sûr, ils ne savent rien. D'une pureté inégalable le jour et d'une férocité implacable la nuit. Père William, le Stratège des chasseurs de vampires de Londres.
Il lève le nez vers moi. Son regard épuisé scintille, mais je perçois toujours une triste lueur de combattivité tout au fond de ses pupilles. Celle du désespoir.
― Matthew... murmure-t-il.
Je m'accroupis à sa hauteur et pince son menton entre deux doigts pour admirer ce visage qui m'a fasciné dès le premier jour. Bien que son sort soit scellé, l'évidence que je rejetais jusque-là est désormais indéniable et balaye les quarante dernières années de ma vie : je l'aime. Je l'aime d'un amour conflictuel et douloureux, celui que l'on voue malgré soi à l'ennemi, après avoir fait vœu de l'anéantir. Le plus déchirant, le plus passionnel. L'amour qui condamne et dont on ne ressort pas indemne.
Après plus de cinq siècles d'existence, impossible de douter encore sur la nature de mes sentiments. Je ne peux plus me voiler la face, pas même pour plaire à mes proches. Je baisse les yeux sur sa bouche frémissante.
― Il a fallu que ça tombe sur toi... susurré-je, le cœur lourd.
J'approche mon visage du sien et effleure le bout de son nez avec le mien. Ses paupières tremblantes se ferment, écrasant une larme sur ses cils. Que dois-je faire, maintenant ? Si ce n'est pas moi qui le tue, quelqu'un finira par le faire. A la simple idée qu'un autre vampire le goûte et le blesse, la rage remonte et je me raidis. Personne ne le touchera. Jamais.
Une ombre file au-dessus de nos têtes et nous pousse à lever les yeux. Le froid est si intense dans l'église, tout à coup, qu'il me fait moi-même frémir.
― Il est là... souffle William.
Le serpent sur son mollet se met à rougeoyer sur sa peau et le fait grincer des dents. J'ai l'impression que le démon s'acharne sur lui. Pourquoi continue-t-il à le tourmenter alors que je suis présent et que je ne l'ai pas tué ? J'avais ordonné de le marquer, pas de le tourmenter. Puisque mon but est atteint, je vais pouvoir briser le sort. Mais dans une église, je ne peux rien faire. Je dois l'emmener chez moi.
― Ce démon ne va pas me lâcher, dit-il d'une voix fébrile. Partez.
― Je suis exorciste.
Ou plutôt, le total inverse. Il me fixe avec un air stupéfait.
― P-pardon ?
― Je dois vous emmener chez moi.
Il ouvre de grands yeux et lâche un pouffement cynique.
― Si vous voulez aller jusqu'au bout, faites-le tout de suite. Mais arrêtez de me prendre pour un idiot. Je ne tomberai plus dans vos combines.
― William...
― Il y a une minute, vous alliez me violer sur l'autel ! Arrêtez de vous moquer de moi !
Je soupire. Le portrait qu'il a de moi est encore plus horrible qu'avant, et ça se comprend. Je ne lui aurais pourtant jamais fait une telle chose. Surtout pas à lui.
― Si j'avais voulu vous prendre sur cet autel, pourquoi est-ce que je me suis arrêté ?
― Je me le demande, en effet, répond-il sèchement.
― Je voulais voir vos blessures et vous refusiez.
― Alors vous décidez de déchirer mes vêtements ?!
Cette fois, la vérité ne me sauvera pas. Il plisse les yeux sur moi.
― Père William, laissez-moi vous aider, s'il vous plaît.
― Sans façon.
Le démon souffle des phrases inaudibles que seul William semble percevoir clairement. Il grimace, éprouvé, et secoue la tête. Nous devons quitter cette église même si je dois l'y contraindre. Comprenant mon objectif, il s'écarte, son regard froncé vissé sur moi. A mon grand malheur, je vais devoir m'enfoncer encore pour le mettre à l'abri.
Je me relève en même temps que lui. Il remonte son pantalon rapidement et recule, à moitié chancelant. Sa jambe a l'air de beaucoup le faire souffrir et j'en suis l'unique responsable. Je m'avance vers lui.
― William...
― N'approchez pas !
Il recule pour garder ses distances.
― Je suis désolé de devoir faire ça.
J'attrape son bras pour l'attirer à moi, mais il se débat et me fait lâcher prise en quelques mouvements fluides avant de me fuir. Même blessé et épuisé, il reste habile... Je le rattrape en quelques enjambées, coince un bras dans son dos et glisse mon coude sous sa gorge pour l'immobiliser.
― Lâchez... moi !
Il résiste quelques secondes, mais son corps finit par se détendre sous l'effet de ma prise et il s'évanouit. Je le soulève entre mes bras et le cale contre moi.
― Pardonne-moi, mon petit Will, chuchoté-je en contemplant son visage endormi.
J'observe l'ombre menaçante du démon qui ondoie sur les murs et resserre mon étreinte dans un geste prprotecteur.
― Ne t'inquiète pas, je vais m'occuper de lui. Et de toi.