Rapière : épée longue et fine, à la garde élaborée, à la lame flexible, destinée essentiellement aux coups d'estoc.
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PDV William
Matthew revient de la maison avec deux rapières entre les bras. Je lui emboîte le pas jusque dans la forêt. Ainsi donc, monsieur apprécie les duels de la vieille noblesse européenne. Intéressant. Le défi pour moi sera de répliquer sans éveiller ses soupçons – ni me faire mal au pied, par la même occasion. Si besoin, je n'aurai qu'à lui offrir une énième fable sur mon passé imaginaire.
Nous nous arrêtons non loin de la petite cascade, sous un toit de feuilles dorées.
― Ne t'inquiète pas, je suis toujours indulgent avec les novices.
Son air malicieux me provoque. Soit. Ses taquineries m'inspirent et je me sens d'humeur joueuse, ouvrons les hostilités. Je me dirige vers lui et effleure les ornements artistiques de la garde de son épée d'un geste raffiné.
― Il faut beaucoup de délicatesse et de subtilité pour conquérir un homme tel que moi.
Je laisse courir ma main avec légèreté sur son bras tout en le contournant, jusqu'à arriver à hauteur de son oreille :
― Beaucoup de doigté... susurré-je.
Sa poitrine se soulève, ses lèvres s'entrouvrent. Je me déplace dans son dos et frôle sa nuque de mon souffle chaud.
― Je doute de vos capacités à me convaincre, monsieur Nightingall.
― Laissez-moi vous prouver le contraire, mon père, chuchote-t-il en tournant la tête vers moi.
Nos visages demeurent près l'un de l'autre durant quelques instants, puis je pars nonchalamment me poster les mains dans le dos devant le coin d'eau, à trois mètres de lui, dans le but de l'attirer. Je hume l'air humide, la bouche ornée d'un fin sourire. Comme prévu, il se faufile derrière moi et murmure dans mon cou :
― Je rêve de m'agenouiller à vos pieds et de recevoir votre bénédiction personnelle...
― Entre les rêves et la réalité, il y a tout un monde auquel vous n'aurez pas accès, très cher.
― Je suis patient et déterminé. Un jour...
Il tourne ma tête vers lui du bout des doigts.
― ... vous succomberez.
Ses lèvres frôlent ma joue et se baladent le long de ma mâchoire. Je frémis sous la caresse de sa bouche, paupières closes. Le souvenir de ses soupirs érotiques me revient en mémoire et des images de nos corps mêlés s'invitent dans mon esprit. Une délicieuse chaleur se diffuse en moi. Des fantasmes. De simples fantasmes sans aucune conséquence. Cette idée me sécurise et renforce mon assurance. Je relève le nez et m'écarte dans la plus grande désinvolture.
― Si grand pécheur et si ambitieux.
― L'objectif en vaut la peine.
Il me glisse l'arme sous le nez, se place dans mon dos et prend ma main pour m'apprendre à la tenir.
― Enroulez vos doigts autour du manche et enserrez-le, mon père, m'explique-t-il d'une voix suave. Soyez doux, mais ferme. Sentez sa texture et ses aspérités sous la pulpe de vos doigts.
― Nous parlons toujours d'un manche de rapière, n'est-ce pas, maître ?
Sa main se raidit légèrement à ce titre. Une tension qui doit se ressentir dans son pantalon. Je fais volte-face pour me retrouver face à lui et palpe le manche sous ses yeux.
― Ai-je le bon geste, maître ? susurré-je du bout des lèvres.
Il me dévore d'un regard de braise. Bien entendu, c'est moi qui mène le jeu. Et c'est moi qui le mènerai toujours. S'il réussit un jour à me faire perdre toutes mes cartes et baisser ma garde en toute sécurité, alors je m'offrirai peut-être à lui. Mais personne n'ayant encore réussi cet exploit, ce moment est loin d'être arrivé. Il a beau attiser mes flammes et éveiller mon intérêt, cela ne sous-entend aucun sentiment profond.
Je laisse à nouveau Matthew en plan et m'éloigne pour admirer ma rapière, en bon novice que je suis.
― Vais-je m'endormir dans ce cours si lent ? Telle est la question, lancé-je en mimant un bâillement.
Il rit aux éclats.
― Contemple ton maître à l'œuvre au lieu de médire.
Il brandit l'épée fine sous mon nez, se place de côté et l'agite de manière grâcieuse dans une série de mouvements souples pour me montrer l'exemple. Un très beau dessin aérien. Il pique ensuite ma poitrine dans un toucher indolore.
― Maintenant, attaque-moi, dit-il en replaçant l'arme devant lui.
― Je suis loin de ta maîtrise.
― Je suis sûr que ton super cerveau a déjà enregistré les mouvements, Sherlock. Ou bien ce cours pour débutants est-il trop difficile pour toi ? Je t'ai peut-être surestimé...
Mes lèvres se retroussent. Je me positionne de côté à mon tour, une main dans le dos, et brandis l'arme devant lui dans une suite de gestes parfaits. Il me fixe, à peine surpris, et s'esclaffe. Il paraît tout de même légèrement dépité.
― T'aimes te moquer de moi, hein ?
― Je n'oserais jamais, fais-je avec un sourire angélique.
Il engage un combat léger pour respecter mon handicap et je repousse son assaut avec souplesse afin de ne pas trop malmener ma cheville. Des feuilles rousses volent sous nos pas.
― Combien d'arts de combat tu pratiques réellement, William ? Inutile de préciser que le bartitsu est ton préféré.
― Je préfère dire baritsu¹, répliqué-je, taquin.
Il reprend ses attaques et percute ma lame dans un enchevêtrement de coups fluides. Bien que ma fierté soit mise à l'épreuve, j'apprécie qu'il veille à ne pas me faire prendre appui sur mon pied droit. S'il possède des rapières chez lui, c'est qu'il maîtrise cet art depuis déjà quelques siècles.
― Pour un curé, tu caches de nombreux talents.
― J'ai eu de nombreux hobbies durant ma jeunesse, grâce à ma famille noble.
― Et une activité nocturne intense, ces dernières années, dit-il en balayant ma lame.
Mon enthousiasme retombe. Je crains de comprendre le sous-entendu.
― Qu'entends-tu par là ? répété-je, mielleux.
Il baisse sa rapière et me transperce du regard.
― Je sais tout, William. Ou devrais-je dire, Stratège.
Le choc me pétrifie, je me décompose. Il profite de ma stupeur pour m'attaquer à nouveau, mais je pare son assaut dans un réflexe.
― Tu as fouillé mon ordinateur ?
Mon ton devient sec. Sa lame continue de s'abattre sur la mienne.
― Pas besoin de ça pour le comprendre. Tu n'es pas le seul à être bon observateur.
― Quand est-ce que tu l'as compris ? Et pourquoi ne pas m'avoir déjà éliminé pour protéger les tiens ? Tu as eu un millier d'occasions.
Je l'esquive et attrape son bras pour le tirer en avant et le déséquilibrer. En quelques secondes, je me retrouve derrière lui et glisse ma lame sous sa gorge. Il la saisit à pleine paume et la repousse avec facilité avant de me faire face. Je baisse les yeux sur l'arme. Face à un vampire de son expérience, isolés dans cette forêt et sans moyen efficace de me défendre, tout espoir de m'en sortir vainqueur est vain.
Ma poigne se relâche et la rapière tombe au sol. Tout est fini. Je le fixe de longs instants, amer.
― Qui est au courant ?
― Personne.
Mon regard se plisse.
― Pourquoi avoir choisi de m'épargner ? Qu'est-ce que tu attends de moi ?
Il s'approche de moi jusqu'à ce que nos souffles se frôlent. Je me retiens de faire le moindre geste malgré l'angoisse, mais mon cœur tambourine dans ma poitrine.
― Tu connais beaucoup de choses, William, mais tu ne connais rien à l'amour.
Je reste interdit. Par amour ? Est-ce vraiment pour cela qu'il m'a gardé en vie ? Il avait tant de raisons de me tuer. Pourtant, il n'en a rien fait. Au contraire, il m'a soigné, veillé et protégé plusieurs fois. Il a même menacé de mort l'un des siens s'il s'en prenait à moi. Je me sens mis à nu. Exposé au grand jour dans une incroyable vulnérabilité.
Ses lèvres effleurent les miennes. Un instant, je meurs d'envie de me laisser porter par ce moment de flottement, d'oublier mon identité et ma logique implacable, mais la seconde d'après, je reprends mes esprits et la crainte revient au galop. Comme s'il lisait dans mes pensées, il lâche son arme et glisse une main dans ma nuque pour me retenir.
― Je t'en prie, William, ne me fuis pas... Je ne te veux aucun mal.
La tension monte, ma respiration s'accélère. Je dois garder le contrôle... garder le contrôle...
Une chose a changé en moi. Une douceur réconfortante, aveuglante et indescriptible qui me pousse à risquer ma vie et mon devoir pour être proche de lui. Je ne m'étais jamais conduit ainsi avec personne, pourquoi est-ce différent avec ce vampire ? Comment est-ce possible ? Mon esprit est tout ce que j'ai de précieux, en ce monde. Si je perds mes armes et ma raison, ce n'est pas juste un jeu que je perdrai, c'est la vie. Je secoue la tête.
― J-je ne peux pas.
― William, je ne veux pas t'arrêter.
Je hausse un sourcil surpris.
― Pardon ? Je tue des vampires !
― Ce sont des criminels. Humains ou vampires, ces types appartiennent à la même espèce. Tu fais ce que tu fais parce que Scotland Yard ne fait rien pour vous protéger. Pourquoi est-ce que je voudrais te stopper ? J'ai gardé ton secret, tout à l'heure, face à des vampires qui voudraient ta peau. Je ne compte pas le trahir.
Mes lèvres s'entrouvrent, je reste sans voix. Je recule, secoué par un ouragan de sentiments douloureux et contradictoires, et pars me réfugier dans la maison.
― William !
Je m'arrête et tourne la tête vers lui. Il m'adresse un beau sourire, debout sur le tapis de feuilles mortes.
― Je t'attendrai. Je t'attendrai tout le temps qu'il te faudra.
Ma gorge se serre. Je fais volte-face et presse le pas, bouleversé.
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¹ bartitsu : art martial mixte anglais – combinant de la boxe, du jujitsu et du combat à la canne – et méthode d'auto utilisant des astuces intelligentes et créatives. Développé pendant les années 1898 à 1902. Connu comme l'art martial des gentlemen. En il a été immortalisé comme « baritsu » par sir Conan Doyle.