Ma sœur me dévisage anxieusement. Son inquiétude est légitime. Je viens à peine de rentrer ce matin après un isolement de plusieurs jours. Elle craint que je ne m'évanouisse encore dans la nature pour ne plus jamais revenir. Ou que je ne me tire une balle. Moi, au moins, je suis revenu, contrairement à Adam qui a fui Londres comme un lâche.
Elle me tend mon caban noir alors que je contemple mes cernes dans le miroir de l'entrée.
― Mat, tu ne vas pas repartir, hein ? Pas déjà ?
Je la vois déglutir dans le reflet de la glace.
« Aie foi en moi ».
Je ferme les yeux en silence.
― Bon... on est convoqués à Scotland Yard à midi, poursuit-elle d'une voix timide, tu seras là ?
― On verra.
J'enfile mon vêtement et ouvre la porte sur la brise hivernale.
― Mat, est-ce que tu prévois de... faire partie de l'équipe ?
― Ta vraie question c'est : est-ce que je compte suivre le plan qu'a laissé William ? Tourne pas autour du pot parce que ça m'énerve.
Elle se pince les lèvres. La tension monte.
― Ce plan, il en vaut pas la peine ?
Je serre les poings, mais lâche prise l'instant d'après. Si, bien sûr. William s'est sacrifié pour nous offrir les armes nécessaires à un nouvel avenir. Mais je suis le seul qu'il a détruit en partant. Le seul dont l'âme était rattachée à sa vie. « Pourquoi... pourquoi es-tu venu... »
C'est vrai. J'aurais dû lire ta lettre d'adieux comme un compagnon d'aventure à qui tu voulais épargner la vision de ta mort. Te fous pas de moi, Will. Je t'en aurais voulu encore plus de m'avoir privé de tes derniers instants.
― J'te tiens au courant.
Je claque la porte d'entrée et rejoins ma voiture. Pourquoi fait-il si beau, aujourd'hui, alors que mon cœur saigne à en crever ? Je démarre en trombe et allume la radio d'un geste machinal sur les nouvelles du matin.
« ... rejet total de la parole de nos dirigeants, tout comme celle du Vatican, accusé d'avoir plus d'un assassin dans ses rangs. Mais restons sur l'évêque Alessandro Moretti. En plus d'avoir torturé et tué le père Thomas, fraîchement retraité et aimé de tous, nous avons entendu sa haine raciale, son homophobie et ses horribles accusations de pédophilie sur un jeune prêtre ayant lui-même été touché par un trafic infantile et qui prônait l'amour et la tolérance. Pour nos nouveaux auditeurs : toute l'enquête et les preuves sont disponibles sur les réseaux sociaux de la BBC. Je vous laisse la parole, Phil. Après l'arrestation de l'évêque Alessandro, nous reparlerons du procès du maire Campbell.
― Et il y en a des choses à dire sur cet évêque, Carl. Après sa tentative de fuite en Italie, il veut invoquer le vice de procédure ? Et puis quoi encore. Nous le voyons littéralement incendier Saint Edward et tuer ce jeune curé de trois balles dans le dos. Un gamin de vingt-trois ans, Carl !
― Les enregistrements audios et vidéos de toutes les caméras placées dans l'église sont indiscutables. Nous entendons absolument tout, dans le moindre mot. Il ne pourra pas s'en tirer, croyez-moi.
― Puisque nous parlons de menteurs, notons que Scotland Yard va subir un gros nettoyage dans ses effectifs, selon nos sources. Sérieusement, que le chef des forces de l'ordre protège des criminels est impardonnable ! Cette ville est devenue un nid à vipères et personne n'a bougé, ça me rend dingue.
― Beaucoup de monde a ouvert les yeux, ces derniers jours.
― J'espère bien. Londres est la risée de l'Europe, en plus d'avoir révolté le monde entier avec ces vidéos. Le roi n'a plus le choix et doit prendre position contre les crimes de l'Eglise. Notre nation doit retrouver sa gloire d'autrefois.
― Rassurez-vous, Phil, l'intolérance et la haine ne gagneront pas, cette fois. Les choses sont allées beaucoup trop loin. Le peuple ne tolèrera plus d'être manipulé. C'est terminé. »
Je change de station et tombe sur la version acoustique de « To die for » de Sam Smith. Un pouffement cynique et douloureux m'échappe sur le refrain. Mort pour eux. Pour nous. Ton sourire me hante. Il est mon cauchemar à chaque battement de cil. Le rêve que j'effleure chaque nuit. Peu importe où je me trouve, ton visage est gravé sous mes paupières. Et il me ravage.
« Je ne t'abandonnerai pas. » Tes mots sont une lance en plein cœur.
Je jette un œil à ta lettre, posée devant le levier de vitesse. Mes mains se resserrent sur le volant. Oui, je suis amer. Déçu. Brisé en mille morceaux. Quand les autres se réjouissent de la révolution qui a éclaté au nom de la justice, moi je pleure. J'aurais aimé croire que tu n'avais pas anticipé mon malheur en te sacrifiant, mes larmes auraient été moins douloureuses. Mais je suis la seule équation que tu as choisis d'ignorer. Aujourd'hui, je me demande si tu m'as réellement aimé.
Je descends de la voiture, remonte mon col roulé, repositionne mes lunettes fumées sur mon nez et me dirige vers l'église. Mon ventre se noue dès le seuil franchi, quand l'odeur de bois brûlé et de cendres parvient à mes narines. Les paroissiens ont beau restaurer les dalles noircies et remplacer les bancs abimés de la nef, le feu continue de brûler en moi.
Une foule de fidèles se recueille devant l'autel, face à un portrait de père Thomas garni de fleurs. Incapable d'affronter celui de William, placé à ses côtés, j'avance en silence dans l'allée, tête basse. Des rangées de cierges illuminent l'église, devenue un symbole de résistance et d'unité entre races. Un groupe de plus jeunes gens émus prie devant le visage de William. Main dans la main, quelques ados déposent des selfies d'eux avec lui, joliment encadrés.
Ma poitrine se comprime. Tu ne nous as pas juste réunis, tu es entré dans l'histoire d'une jeunesse qui avait perdu tout espoir. Suis-je égoïste de te reprocher ta mort en tant que martyr ?
C'est vrai, tu t'autodétruisais. Et tu as fini par offrir ta vie pour nous. Mais ne l'ai-je pas fait avant toi, au service de nos rois ? Je lève les yeux vers les vitraux colorés et les peintures au plafond. Ce lieu renferme ton souvenir éternel. Tant que je vivrai, je ne laisserai personne toucher à une seule pierre de ses murs.
En passant non loin de l'autel pour retrouver le presbytère, une jeune rousse m'interpelle.
― C'est vous le vampire de la vidéo ? C'est vous l'amoureux de William ?
Je me fige et laisse glisser mon regard vers le petit groupe, rivé sur moi.
― Chut, Helen... !
La jeune fille se fait couvrir la bouche par une de ses camarades. L'amoureux... Elle vient se planter devant moi pour me tendre une photo. A son poignet, un petit bracelet aux couleurs arc-en-ciel.
― Je l'ai prise le jour de... enfin, pendant la collecte. J'aimerais vous la donner, monsieur.
Ses pupilles scintillent de larmes. Je m'empare du cliché, hoche la tête en silence en guise de remerciement et le fourre dans ma poche de manteau sans le regarder. Je n'ai pas le courage. Vraiment pas le courage.
En chemin, je fais une pause dans le bureau et m'arrête au milieu, près de la table. Mes yeux se ferment. Ton odeur, mêlée à celle des livres, est une bouffée de vie dans tes bras. Je repousse quelques tiroirs ouverts et repositionne certaines affaires à leur place initiale, déplacées par l'Ordre durant leur fouille. Mes phalanges glissent sur le bord des étagères, d'ordinaire impeccables. La poussière commence déjà à se déposer sur le bois, renforçant ton absence sur la pulpe de mes doigts.
Je quitte le bureau, la gorge nouée, et entre enfin dans ta chambre. Ton odeur me capture aussitôt dans une étreinte douloureuse. J'ouvre ton placard pour caresser tes soutanes blanches et noires, ultime souvenir de ta double vie.
Je me retiens de plonger le nez dedans pour ne pas m'effondrer et pars m'assoir sur ton lit à la place. J'ai attendu assez longtemps avant de lire tes derniers mots, il est temps de prendre mon courage à deux mains.
Je sors la lettre de l'enveloppe et la déplie sur ton écriture délicate. Mon cœur se fissure dès les premiers mots :
« Je n'irai nulle part. J'existerai pour toi tant que tu me l'ordonneras. »
J'inspire profondément pour contenir les larmes qui menacent de couler sur la promesse que j'ai faite moi-même et secoue la tête dans un sourire peiné.
― Tu avais peur que je parte moi aussi, hein ?
Je souffle un bon coup.
« Mon amour,
Je ne sais pas quand notre ami te fera parvenir cette lettre, mais je prie pour que tu la lises en même temps que la nouvelle de ma mort te parviendra.
Oui, je savais que j'allais te faire du mal et je m'en voudrais toujours pour cela. Mais j'espère qu'à la fin de ces mots, tu auras retrouvé la foi que tu as perdu en moi.
Oui, je t'ai aimé. Bien plus que tu ne pourras jamais l'imaginer. Cesse de douter à ce sujet. Tu es le premier, tu resteras le dernier. »
Mon cœur se serre. Les larmes s'étranglent dans ma gorge.
« Et cesse aussi de rejeter ceux qui sont là pour t'aider à surmonter mon absence. »
Je lâche un petit rire chevrotant.
― De là où t'es, tu me donnes encore des ordres ? T'es pas croyable.
« Je suis convaincu que mon but dans ce monde n'était pas de rester un pion, mais devenir le fou qui renverserait tout, même si cela comprenait de supprimer William Taylor. Je suis toutefois persuadé que ton rôle sera bien plus important qu'aucun autre.
Je te fais confiance pour lire notre avenir, à travers ces lignes. »
― Notre avenir... tu sais bien que sans toi, je ne veux pas d'avenir.
« Mon amour, ton rêve ne s'éteindra jamais. J'y ai veillé. Tant que tu auras foi en moi, que tu suivras ma voie, il deviendra un jour réalité. Ne l'abandonne pas. Ne m'oublie jamais.
Mes yeux resteront posés sur toi.
William, à mon chevalier. »
Mes lèvres tremblent. Je prends mon visage dans ma main et éclate en sanglots. Ma poitrine brûle sur chaque souffle. La douleur est indescriptible.
― Comment, William... comment tu peux encore me dire ça alors que tu es mort dans mes bras !
Je me mords la lèvre. Ne pas l'abandonner ? Veiller sur mon rêve ? Mon regard brouillé de larmes descend sur une fleur pourpre en forme de longue clochette, scotchée en bas de page près d'une note m'invitant à récupérer sa lecture du soir dans le tiroir de son chevet. Je la décolle et l'examine. Un tapis de petites tâches mauve foncé parsèment l'intérieur. Une digitalis purpurea. Pourquoi cette fleur en particulier ? Qu'est-elle censée représenter pour nous ?
Je sèche mes yeux et ouvre le tiroir du chevet, prêt à y trouver un Sherlock Holmes, mais je me surprends à trouver un tout autre ouvrage.
― Roméo et Juliette ? Qu'est-ce que... depuis quand tu lis ça, toi ?
Je m'empare du livre et examine la couverture, confus. Puis je contemple à nouveau la fleur. Les pièces prennent soudain un nouveau sens. Roméo et Juliette. Cette fleur. Mes yeux s'écarquillent lentement.
― Non, pas possible...
Une sueur froide me fait frémir. Je décide de relire la lettre depuis le début en cherchant, cette fois, les double-sens que j'aurais manqué.
... à la fin de cette lettre, tu auras retrouvé la foi que tu as perdu en moi... lire notre avenir à travers ces lignes... supprimer William Taylor... ton rêve ne s'éteindra jamais... tu suivras ma voie... il deviendra un jour réalité... Mes yeux resteront posés sur toi.
Un violent frisson me traverse de la tête aux pieds. C'est pas vrai... Je lâche un éclat de rire nerveux et passe une main crispée dans mes cheveux, la gorge nouée. Dis-moi que j'ai bien compris, je t'en supplie...
J'attrape Roméo et Juliette pour le feuilleter. Le livre s'ouvre vite à la page cent-soixante, là où tu as bien sûr choisi de placer ta croix. La fausse mort de Juliette. Un rire larmoyant m'échappe. Je replie la lettre et la place contre ma poitrine avec un grand sourire. Merci d'avoir répondu à mes doutes, mon amour. Même dans l'imprévu, surveillé de tous les côtés, tu avais tout calculé.
Je récupère ta précieuse croix entre mes doigts et caresse le rubis avant de l'embrasser du bout des lèvres.
― J'aurai foi en toi, mon amour. C'est juré.
Alors ? 🥰 Vos réactions ?
Bien sûr, toutes les questions trouveront leurs réponses à la fin de l'histoire 🙌🏻✨️