PDV Matthew
Je fais les cents pas dans le couloir depuis un temps interminable. La situation est apaisée, mais je ne suis pas serein. Pourquoi William a-t-il autant parlé à ma sœur et pas avec moi ? alors qu'elle le haïssait il y a quelques heures encore ? Pourquoi ai-je le sentiment que la suite se construit sans moi, avec de nouvelles personnes ? Après cette cassure entre nous, le fait de ne plus faire partie de ses projets paraît logique, mais le vivre me rend dingue. Une heure que je me retiens d'entrer dans ma propre chambre parce qu'il parle à Keira, à Adam ou qu'il discute au téléphone. Je ne peux plus attendre.
Je m'approche de la porte. Sa voix résonne dans de longues tirades ponctuées de silences. Il est encore au téléphone. Qui peut-il bien appeler au beau milieu de la nuit ?
« Il nous faudrait vraiment son soutien, Keith. »
Keith ? Keith Lockwood ? J'arque les sourcils, surpris, et plaque mon oreille contre la paroi.
« Tu es crucial dans cette histoire, c'est toi la clef de sa chute. Si je t'ai révélé mon identité, c'est parce que je te fais confiance pour me suivre. »
Mes yeux s'ouvrent grands. Il lui a avoué qu'il était le Stratège, à lui, un superintendant de Scotland Yard... Mon cœur se serre et je me décolle de la porte. Le reste de la conversation m'échappe. S'il en arrive à se trahir auprès d'un tel homme, c'est que son projet est important. Et moi, je n'en fais pas partie. Je n'arrive plus à le supporter.
J'entre brusquement et me plante au pied du lit. Il est assis, torse nu, deux oreillers dans le dos. Qui lui a retiré son cathéter ? Il marque une pause, me fixe, puis abrège son appel d'un « je te rappelle » et pose son smartphone sur le chevet. Une bouffée d'émotions contradictoires me submerge. Nous nous contemplons, moi, ravagé par le sentiment de rejet et la peur de l'avoir perdu, lui, toujours aussi impassible. Quand je décrypte l'aura de ses sentiments, je ne ressens qu'un douloureux mur de froideur.
― William...
― Tu devrais aller te reposer.
Mes sourcils se froncent.
― Ne me paterne pas pour justifier cette distance entre nous. C'est moi qui m'occupe de toi, moi ! Pourquoi est-ce que tu travailles depuis tout à l'heure au lieu de dormir ? Et qui t'a enlevé la poche ? Où est-ce qu'elle est ?
― Elle était sur sa fin et le cathéter me gênait. J'ai demandé à Keira de la retirer.
Je lâche un éclat de rire.
― Tu préfères t'adresser à ma sœur plutôt qu'à moi, maintenant ? OK, allez vas-y. Dis-moi ce que tu as sur le cœur. Crie-moi dessus, insulte-moi, vide ton sac. Il faut crever l'abcès.
Il me dévisage avec un regard indescriptible et finit par tourner la tête.
― Je n'ai plus rien à te dire.
― Au contraire, tu...
― Mais puisqu'apparemment ce n'est pas ton cas, je t'en prie, exprime-toi.
Je remue les doigts, nerveux, puis m'assois près de sa cuisse. Malgré sa tentative de ne pas réagir, je sens sa jambe s'écarter de moi de quelques centimètres.
― Je m'en veux tellement, William. Putain, tu sais pas à quel point je voudrais revenir en arrière...
― Il ne faut pas. Chacune de nos décisions nous ont conduits jusqu'ici.
― Par pitié, arrête de réfléchir avec ton cerveau !
Il arque sensiblement un sourcil. Je sens qu'il meurt d'envie de me répondre « avec quoi d'autre voudrais-tu que je réfléchisse ? », mais je sais aussi qu'il a écouté ses sentiments en m'intégrant à leur mission au Lorens. Il ne m'accordera pas de nouvelle chance, pas après avoir vu les horreurs dont j'étais capable. Je baisse la tête, abattu. Inutile de poursuivre cette discussion. Cette nuit, c'est lui qui lit dans mes pensées. Ma gorge se noue, mon cœur est comprimé dans un étau. Je prends sa main entre les miennes et la serre fort. Il tente de retirer lentement ses doigts, mais je les retiens. L'idée de l'avoir perdu me fait dérailler.
Je me déplace vers lui et capture sa nuque chaude pour approcher mon visage du sien. Tous mes sens s'aiguisent et s'aimantent à lui. Son corps se crispe.
― William, ne me fuis pas, je t'en prie...
Son pouls s'accélère sous ma paume. Il tourne la tête, inquiet.
― Ne m'évite pas, je t'en supplie, Will... !
― Lyssa... murmure-t-il du bout des lèvres.
― Quoi ?
― Matthew, laisse-le.
En entendant ma sœur sur le seuil de la porte, une profonde amertume monte en moi et je me raidis. Comment ose-t-elle ?
― Sors d'ici, Keira.
Ma voix est un grognement menaçant. Les doigts de William se referment sur mon bras. A travers son regard, cette fois, il m'exprime tout. Sa crainte, son chagrin, son désespoir. Ses pupilles brillent, ses lèvres frémissent. Pourquoi ? Pourquoi doit-il avoir peur de moi alors que je n'aspire qu'à l'aimer ? Ma poitrine se comprime. Je ne veux pas le perdre, je ne peux pas le perdre ! Je pose une main par-dessus la sienne, plongé dans ses yeux luisants.
― Mon amour, susurré-je.
Le grognement s'envole pour céder place au cœur brisé.
― Pardonne-moi, pardonne-moi...
Je l'attire contre moi et l'étreins dans un larmoiement étranglé.
― Matthew ! s'écrie Keira en s'avançant vers le lit.
La tête de William bouge et ses pas s'arrêtent. Après quelques secondes, j'entends un « t'es sûr ? » de ma sœur, puis elle prononce des mots qui me mettent hors de moi.
― Il n'est pas lui-même, actuellement.
La colère me consume. Mais je comprends au moins pourquoi William a peur de moi, pourquoi il a prononcé « Lyssa ». En revanche, que ma sœur me traite comme une bête sauvage devant l'homme pour lequel je me meurs d'amour, je ne peux pas le tolérer. Je tourne la tête vers elle, sans pour autant le lâcher.
― Tu parles comme si je pouvais le tuer, mais les seuls que j'ai tué sont ceux qui m'ont séparé des êtres que j'aimais.
― Et si c'est moi qui me sépare de toi, que feras-tu ? demande William d'une voix chagrine.
Je me fige vers lui. Après tant de pertes, de descentes en enfer et de plongées dans la folie, mon esprit ne le supporterait pas. Un humain a ses limites psychologiques en quatre-vingt-dix ans d'existence. Nous avons les nôtres, nous aussi, après des siècles de vies. Moi, je n'ai jamais aspiré à autre chose qu'être aimé et aimer en retour. A protéger mes êtres chers. En fin de compte, j'ai échoué lamentablement tout au long du chemin. Cinq siècles de déchirures et d'agonies, à sombrer dans la démence après le meurtre d'un nouvel espoir. Cinq siècles et, aujourd'hui, j'ai détruit l'amour de mes propres mains. « Les seuls que j'ai tué sont ceux qui m'ont séparé des êtres que j'aimais. »
Je suis fatigué. Fatigué d'espérer. Fatigué d'échouer. Fatigué de pleurer.
La résignation éteint la chaleur qui couronnait mes iris et un tendre sourire étire mes lèvres :
― Si c'est ce que tu veux, je disparaitrai de ta vie pour toujours.
Il m'examine de longues secondes, puis adresse un hochement de tête à Keira, qui rebrousse chemin et quitte la chambre en bougonnant.
― Tout a changé depuis toi. J'ai changé depuis toi, déclare-t-il. Même si je le voulais, tu ne disparaîtras jamais vraiment.
― La question est : est-ce que tu le veux ?
Il tourne la tête et reste muet.
― Maintenant que tu connais ma part sombre et que j'ai commis les pires choses avec toi, tu as toutes les cartes en main.
― On se vend généralement avec de meilleures cartes, ironise-t-il.
― A mon grand regret, tu es la seule personne que j'ai aimée qui m'a connu sous mes côtés les plus atroces. Ma dernière épouse est celle à qui j'ai donné le meilleur.
― Tu veux bien me raconter ce « meilleur » ?
Un sourire nostalgique éclaire mon visage.
― Winry n'a jamais connu Lyssa. Avec elle, il n'y avait que de la douceur et de bons sentiments. Nous avions beaucoup d'amis vampires et humains, une petite vie tranquille en campagne. Je rendais service à tout le monde et tout le monde avait confiance en moi. C'était devenu mon travail. J'avais enfin des activités saines, loin des conflits et de la traque des évêques. Je m'étais même réconcilié avec les messes du dimanche.
Mes confessions le surprennent. La messe, surtout. J'avoue qu'il y a de quoi.
― Je me sentais normal. En paix... A cette époque, je pensais que rien ne pourrait plus jamais être pire, que la mort était derrière moi. Son assassinat a signé mon enfer sur terre.
Un chevalier déchu. Il baisse les yeux.
― Tu ne pouvais pas t'épanouir à mes côtés, se navre-t-il. Pourquoi t'être entêté à vouloir être avec moi ?
― L'amour ne demande pas l'autorisation avant de naître. Il vient et bouleverse tout.
Ses lèvres se froissent le temps d'une seconde, puis il se détourne.
― Va te reposer, Matthew.
― J'irai me reposer après avoir vérifié ton état. C'est moi qui m'occupe de toi... Sherlock.
Pour la première fois, je prononce ce surnom avec tristesse.
― D'accord.
Sa permission suffit à mon bonheur. Il pousse un long soupir fatigué et je retire les coussins dans son dos pour l'aider à s'allonger. Je replace la croix en or sur sa poitrine et caresse le rubis du bout de l'index.
― Elle était à Leonard ?
― A ma mère. Il lui a offert pour ses vingt-cinq ans.
Je comprends mieux ce que cet objet représente pour lui et pourquoi il la tripote sans arrêt, lorsque la tension est trop forte. Cette croix, symbole divin, a été forgée dans des temps anciens, elle est d'une grande valeur. J'imagine le réconfort qu'il ressent à travers elle.
― Ton corps est anémié, il ne va pas absorber le fer en quelques heures. Demain, je te ferai des infusions médicinales, mais il te faut du temps et du repos.
― Où est Adam ?
Comme si je n'avais rien dit.
― Sûrement en train de dormir dans une chambre. S'embrouiller avec Keira, ça use. Ces deux-là s'aiment bien j'ai l'impression, remarqué-je en le bordant, non sans une pointe d'amusement.
Un fin sourire apparaît sur son visage avant de s'estomper dans une délicate aura chagrine. Des remords. Nous voit-il à travers eux ?
― Arrête de lire en moi.
― Quoi ?
― Matthew, je n'aime pas ça. Surtout en ce moment. Donc s'il te plaît, ne le fais plus.
J'acquiesce dans une moue contrite. A tout percevoir tout le temps, il aurait fait un vampire remarquable.
― Ah, je t'ai pris ton lit, fait-il en se redressant.
― Tu restes ici.
― Mais tu...
― Tu restes ici, j'ai dit.
Il finit par se rallonger.
― Je peux aller dans le salon si ma présence te dérange, continué-je. J'aurais juste voulu veiller sur toi, mais je comprendrais que tu ne veuilles pas.
En le voyant réfléchir – sûrement pour trouver comment répondre sans me vexer –, je me dirige vers la porte.
― C'est bon, reste, dit-il. On est entre adultes, on peut faire la part des choses.
Il bâille dans sa main, les cils papillonnants. Sans doute est-il plus détaché que moi vis-à-vis de notre situation, surtout s'il a décidé de me quitter pour de bon, mais en ce qui me concerne...
― T'as raison.
C'est faux. Je suis incapable de faire la part des choses, à l'heure actuelle. C'est la différence entre nous, mon doux William. Tu cernes les gens à merveille, mais je les connais encore mieux grâce à des siècles d'expériences foireuses. Et il faut dire que j'en ai beaucoup avec toi. Malgré tout, en bon menteur que je suis et parce que je ne peux pas lutter contre l'envie d'être proche de toi, j'approuve tes paroles. Je joue les hommes sensés pour rester avec toi, te regarder et caresser ton visage dans ton sommeil.
C'est plus fort que moi. Je t'ai dans la peau.